Sur la N20, la France en colère

Les réfugiés européens méritent d’être accueillis. Les autres sont des « migrants », dont la détresse est peut-être feinte.

Nadia Sweeny  et  Maxime Sirvins  • 2 mars 2022
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Sur la N20, la France en colère
Au milieu des réfugiés ukrainiens, des étudiants africains bloqués à la frontière polonaise.
© Wojtek RADWANSKI / AFP

Pousser la porte de Chez Véro et Gaela, c’est toucher du doigt un morceau de la nationale 20. À l’entrée du bourg de Château-Gaillard, à la frontière des départements d’Eure-et-Loir et du Loiret, se dresse fièrement ce restaurant routier ouvert de 4 heures du matin à minuit. Une halte pour les travailleurs de la route. Un phare dans la mer beauceronne. Ici, la nationale est devenue départementale et se nomme D2020, mais tout le monde l’appelle « la 20 ». Elle fend toujours ce paysage sans fin où les champs s’étendent à l’horizon et les nuages touchent terre. Les éoliennes dressées vers le ciel battent le vent à mesure que les camions glissent sur le bitume noirci.

Derrière le comptoir rose layette, Véronique et Jennifer s’agitent. La fin de journée approche et les routiers font la queue pour la douche. Véro, cheveux courts grisonnants, est l’une des deux taulières. Elle a près de 50 ans et une formation de comptable. Il y a quinze ans, elle a repris cette bicoque avec son amie Gaela, qui effectue le service de nuit. Jennifer, la serveuse qui l’accompagne, a 30 ans et deux enfants. C’est la belle-fille de Véro. Pendant que les hommes bossent à la sucrerie d’Artenay, quelques kilomètres plus bas sur la nationale, les femmes tiennent le routier.

La fin de la journée approche et les routiers font la queue pour la douche.

La salle principale, d’une cinquantaine de mètres carrés, est éclairée par des néons. Sur un mur, un drapeau français. Ici et là, des effigies de Betty Boop. Derrière le bar, une casquette dorée négligemment posée sur les fesses d’une bouteille renversée arbore une dédicace de Laura Smet. La voix du père de la comédienne, Johnny, s’échappe de l’écran géant vissé au mur. « Je te promets », murmure-t-il pendant que les travailleurs du bitume se restaurent. Au bout du comptoir, un voisin déverse un tas de piécettes. Un échange de bons procédés : lui veut des billets, la taulière a besoin de monnaie. Les routiers sont demandeurs pour les machines à café, et les banques ont arrêté de rendre ce service aux petits commerçants.

Une jeune femme entre : « Je peux emprunter vos toilettes ? » Véro ne refuse jamais l’accès à une femme, malgré le coût de l’eau qui pèse sur son budget. Comme l’électricité. « On a plein d’éoliennes dans le coin et on n’a pas d’avantages sur les prix. » Pire : les micro-coupures sont légion. Régulièrement, le silence s’impose. L’impression d’être aspiré dans un trou de l’espace-temps. Trois secondes. Puis les appareils se relancent bruyamment. Les caméras de surveillance ont succombé à ce traitement. Encore des frais à venir. Ajoutez l’augmentation du fioul pour le chauffage, du gaz pour la cuisine et des produits alimentaires : « On a été obligées d’augmenter le menu de 50 centimes », se désole Véro. Mais ça n’arrête pas les routiers. Il est près de 16 heures quand Dimitri passe la porte. Les traits burinés, le regard profond, le quadragénaire jette un regard attentif au distributeur de CBD installé à l’entrée. Dessus, « Weed Paradise » s’illumine. Le chauffeur de poids lourd y est sensible : il a déjà écopé de six mois de suspension de permis à cause de sa consommation de cannabis.

En entrant, Dimitri peste : il s’est présenté à la sucrerie d’Artenay pour récupérer son chargement de blé dur, mais le rendez-vous est prévu pour le lendemain matin et personne n’est prêt pour le charger. Le voilà obligé de s’arrêter plus tôt que prévu et de passer la nuit sur le parking de Chez Véro et Gaela. Un parking géré à la baguette : sur l’immense étendue gravillonnée, les camions sont placés en fonction de leur heure de départ et de leur contenant : les frigos bruyants sont rassemblés à une extrémité. Quand vient le soir, l’alignement presque parfait des 32 tonnes relève d’un petit miracle qui fait la fierté de Véro. Mais la communauté de communes a prévu des travaux sur la chaussée. Elle veut mettre des bacs à fleurs. Pour le routier, c’est tout un chamboulement : l’entrée des camions sera rétrécie. « Il va falloir complètement réorganiser mon parking », s’agace la taulière.

Mustafa a travaillé dur. Il est fier des diplômes prestigieux de ses quatre filles.

Dimitri a bien garé son camion. Il y est très attaché : il l’a même en fond d’écran de son téléphone. Il faut dire qu’il y passe toute la semaine. « Je ne pourrais plus rentrer chaque soir comme avant. C’est trop fatigant. Quand je rentre les vendredis, je suis reposé et je profite mieux de ma famille. » Le salaire est aussi bien plus intéressant : de 2 000 euros net en rotation journée, il est passé à plus de 3 000. Dimitri effectue sept tours par semaine. La N20 n’a plus de secret pour lui. Ce qui l’agace le plus : la limitation à 70 kilomètres/heure pour les poids lourds en Essonne, un peu plus haut. « On ne pollue pas moins et on est plus longtemps sur la route : les intellos qui ont pondu un truc pareil, je te les foutrais à poil dans un champ de maïs », grogne un autre routier accoudé au comptoir. Demain, Dimitri partira à l’aube charger son blé et le livrer à une entreprise qui fabrique des pâtes alimentaires. Il conduira son chargement jusqu’aux quais de Seine de Gennevilliers, non loin de « la grande poubelle » : surnom de la capitale. Parce qu’elle est sale. Peut-être aussi parce qu’elle concentre ce qu’ils détestent : un entre-soi social. Une déconnexion. Le pouvoir.

2 euros le litre

Ici, on parle des gilets jaunes comme si personne n’en avait été. Pourtant, en 2019, un grand festival devait s’organiser à Toury, un peu plus haut sur « la 20 ». La préfecture l’a interdit. Un peu plus haut encore, le rond-point d’Angerville a été occupé. Les gilets jaunes venaient principalement d’Étampes, à 16 kilomètres encore plus au nord. D’ailleurs, la section d’Étampes continue de se rassembler les mercredis et les samedis, mais plus à Angerville. Aux abords du terrain où ils avaient organisé un barbecue festif l’année dernière, les gilets orange ont remplacé les jaunes. Des ouvriers de la route étalent et tassent des gravillons le long de la chaussée afin de créer une « voie verte » permettant la circulation des vélos et des piétons le long de la petite route qui mène à Pussay, une commune dont les commerces peinent à satisfaire les 2 000 habitants.

Une voiture grise s’arrête. Une jeune femme brandit une cartouche de cigarettes par la fenêtre en direction de Mustafa, 60 ans, qui s’en saisit, satisfait. L’ouvrier maçon doit encore travailler deux ans avant de prendre sa retraite. Tout juste le temps de finir de payer son crédit. Arrivé de Turquie dans les années 1980, Mustafa a dans le regard la lumière du père accompli. Il a travaillé dur, mais il a permis à ses filles de gravir l’échelle sociale. Il raconte, fier, comment toutes les quatre ont décroché des diplômes prestigieux. Il espère que ça les mettra à l’abri du besoin.

Sur le même rond-point, son chef, Teddy, a l’âge d’être son fils. À 30 ans, il travaille depuis qu’il en a 15 et habite un village juste derrière. « C’est la première fois que je bosse aussi près de chez moi », se réjouit-il. Teddy a la chance d’avoir une voiture de fonction. Après le travail, il s’autorise un détour par les grandes surfaces : ça remplit le frigidaire en limitant l’impact du prix de l’essence sur les comptes familiaux. À près de 2 euros le litre, le prix du carburant s’invite dans toutes les conversations.

Dix ans que Séverine est sur les listes de demande de logement social.

Dans le centre-ville d’Angerville, dernière commune de l’Essonne sur « la 20 » : Karim, le poissonnier, a vu augmenter de 30 à 40 euros par semaine son budget essence. Sa camionnette, posée au milieu de la placette, est affublée d’une mention « Criée de Brest » trompeuse. « Le camion est de Bretagne. Moi de Viry-Chatillon (Essonne) », annonce l’homme de 44 ans, drapé dans un tablier bleu. Lui aussi peste contre l’inflation. Le pire, c’est le saumon frais : 7 euros de plus le kilo à Rungis. « Les grossistes prétendent qu’il y a des problèmes dans des élevages au Chili et que ça impacte le marché mondial. Mais ça reste de l’élevage : pour moi, ça ne justifie pas une telle augmentation. » Karim limite les répercussions sur l’étalage, préférant rogner sur ses marges. Mais il faut bien compenser la perte. Alors il fait des marchés de plus en plus loin de sa zone habituelle. Ses prix concurrencent les grandes surfaces, mais que sur le sauvage, explique-t-il. « Elles achètent en gros sur des bateaux qui passent dix jours en mer. Moi j’achète de la pêche côtière. Mon poisson a maximum 48 heures : il est plus beau et se garde mieux. » Malgré ça, bien des habitants de la ville ne peuvent pas se le permettre.

« Cas sociales »

Au bout de la placette, dans le petit bar PMU situé au coin, Laurence, 59 ans, et Séverine, 45 ans, sont attablées le long de la petite vitrine. Chaque jour, ces deux mères isolées se retrouvent autour d’un café amical. Laurence est arrivée à Angerville il y a vingt ans pour s’occuper de son père, décédé l’an dernier. Elle était aide à domicile pour personnes âgées avant une dépression, qui la handicape désormais. Son fils a quitté le domicile familial. Il est ambulancier. La route fait vivre beaucoup de monde ici. L’aîné de Séverine est chauffeur poids lourd. Le deuxième, d’une vingtaine d’années, est au chômage et la petite de 17 ans vient de lâcher l’école. Au RSA, la mère tente de maintenir un semblant d’équilibre. Son visage aux yeux cernés, entouré de cheveux blonds décolorés, est marqué par le poids des années de violences conjugales, qui l’ont rendue sourde d’une oreille. Cette secrétaire commerciale de formation ne trouve plus de travail : « Je suis moins rapide qu’avant », se désole-t-elle le regard grave. « Et puis sans permis, ici, tu es en galère », affirme celle qui vient d’écoper de six mois de suspension de conduite. « Je roule à vélo. De toute façon je n’ai plus les moyens de rouler en voiture. »

Autour de la petite table de bistrot, les deux copines font le point sur ce qu’elles ont récupéré aux Restos du cœur. Tous les mardis, c’est distribution. « Une personne équivaut à six points par semaine, explique Séverine. Une boîte de petits pois, c’est quatre points. » Aujourd’hui, l’association a donné des tasses. Séverine en a eu six. Laurence aucune, parce qu’elle est seule dans son foyer. « Je lui en ai donné deux, lance Séverine. C’est comme ça qu’on fait entre nous. » Laurence renchérit : « Ici, on nous appelle les “cas sociales”. »

D’habitude, les distributions s’arrêtent au mois de mars. Cette année, exceptionnellement, elles seront prolongées jusqu’en juin. Pendant l’été, les deux femmes doivent se rabattre sur Étampes. Or, sans voiture, le périple est long. Une heure de trajet en bus. « Une fois là-bas, tu dois attendre quatre heures pour avoir celui qui redescend. » Une journée pour effectuer un trajet de… 16 kilomètres. « On est en dehors de la société », conclut Séverine, qui soutient volontiers les gilets jaunes, même si elle n’est jamais allée sur un rond-point. « Je vais pas me faire casser la gueule par la police devant mes gosses. En plus, ça ne sert à rien. »

Laurence est une Beauceronne pur jus. Séverine est originaire des Tarterêts, grand ensemble de Corbeil-Essonnes. Elle a roulé sa bosse d’une cité à l’autre et s’est retrouvée « à la campagne » parce que le prix du loyer est plus abordable. Dix ans qu’elle est sur les listes de demande de logement social. Résultat : elle est toujours dans le parc privé : 730 euros pour une centaine de mètres carrés. Son propriétaire est un agriculteur local : « Ici, c’est le grenier de la France », dit-elle. Pourtant, la baguette de pain vient de passer de 85 centimes à 1 euro. David, qui boit sa bière au comptoir, fait les moissons chaque année. Il a son avis sur l’augmentation du pain : d’après lui, c’est à cause de nos exportations excessives de blé, qu’on rachète au prix fort. À la coopérative agricole de Bonneval, Beauce et Perche, dont une des annexes jouxte la N20 plus au sud, l’argument ne convainc pas.

Boursicoteurs

La majorité du blé produit dans le coin est vendue à la meunerie. Une petite partie seulement part à l’étranger. Mais, « quand la demande à l’export augmente, le prix sur les marchés internes aussi : on est surtout très dépendants des variations du marché international, explique Nicolas Martin, responsable logistique de la coop. Cette année, il semble que la Chine ait reconstitué ses stocks de blé. » Ce qui expliquerait l’envolée du prix. Dans les immenses silos métalliques qui s’élèvent le long de la nationale 20, neuf cents agriculteurs de la région fournissent entre 400 000 et 450 000 tonnes de céréales par an, soit l’équivalent d’une quarantaine de tours Eiffel en blé, colza, orge ou maïs.

Un petit tracteur rouge traverse ce paysage industriel. Patrick, 54 ans, engoncé dans sa combinaison vert clair, vient chercher de l’azote en granulés pour une partie de ses 70 hectares de terres qui longent l’autoroute A10, non loin de là. Il va « biberonner » son blé avec cet engrais chimique, dont le prix a suivi la courbe de l’essence. Les agriculteurs utilisent un carburant – le GNR, gasoil non routier – moins taxé que celui distribué au grand public. Mais l’augmentation reste douloureuse. Toutes les variations de prix se répercutent sur le budget des agriculteurs. « Pour le gasoil, je travaille sur mes réserves de l’année dernière et je vais attendre au maximum en pariant sur une évolution positive », explique celui qui pense déjà à constituer des stocks d’engrais pour l’année prochaine. L’enjeu : commander tout de suite en grande quantité pour remédier à la volatilité des prix. Toute son organisation dépend de ces fluctuations. Par la force des choses, les agriculteurs sont devenus boursicoteurs et pâtissent de ces fluctuations sur lesquelles aucun d’entre eux n’a de pouvoir.

Temps de lecture : 13 minutes
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