Changer de voie, un privilège de classe ?

Les cadres et les hauts diplômés ont bien plus de possibilités de « bifurquer » pour des raisons éthiques ou de sens du travail que les catégories populaires, qui le font davantage par contrainte.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 20 juillet 2022 abonné·es
Changer de voie, un privilège de classe ?
© Sarah Bouillaud

Bifurquer suppose un changement radical, spectaculaire. C’est en tout cas le récit que nous proposent certains étudiants de prestigieuses formations qui « renient » tout ce à quoi ils ont été préparés, tout ce à quoi ils étaient destinés. C’est aussi celui de cette minorité de cadres de l’industrie, du commerce ou de la finance qui ne veulent « plus nuire », veulent « trouver du sens » et choisissent de « tout quitter » – au grand dam des directions de ressources humaines des grandes entreprises, qui invitent les jeunes travailleurs à « venir changer les choses de l’intérieur ».

Bifurquer, ce serait alors la possibilité de choisir ce renoncement à un mode de vie jugé enviable, à un salaire élevé et au prestige d’un statut social conféré par un boulot « important », selon la hiérarchie professionnelle dominante, avec tous les avantages sociaux que cela comporte. Bref, il y aurait l’idée d’un déclassement volontaire. Un déclassement assumé et justifié par l’urgence climatique et la nécessité de s’extraire de ce « système capitaliste destructeur », selon la frange la plus politisée et radicale de ces déserteurs. Mais justifié aussi par une rupture de sens et la volonté d’un épanouissement personnel via un parcours individuel.

La sociologue Anne de Rugy évoque quant à elle une rupture de dominants. D’après elle, ce sont justement ces refus d’une position privilégiée (encore très minoritaires chez les cadres supérieurs) qui pourraient ouvrir une « brèche dans l’ordre social ». D’un côté, nous dit-elle, il y aurait les diplômés d’AgroParisTech qui portent un discours contre les grandes entreprises, contre le capitalisme, et qui l’expriment d’ailleurs « dans un langage politique appartenant aux classes socioprofessionnelles supérieures (CSP+) ». Et, de l’autre, il y aurait tout un continuum pour aller jusqu’à des cadres « plus classiques » qui vont parler de quête de sens ou d’éthique -professionnelle. Plus consensuels, moins clivants car moins politisés dans le discours, ils vont d’abord parler d’eux et de leur « dissonance éthique avec leur emploi ou avec un système », explique l’enseignante de sociologie à l’université Paris-Est Créteil qui a étudié, dans le cadre de sa thèse (1), ces déclassements volontaires. Différemment, ces parcours interrogent la sociologue. Car, radicales ou non, les contestations individuelles ne sont-elles pas, de toute façon, celles d’un modèle social en particulier, celui des cadres ?

Ces refus d’une position privilégiée pourraient ouvrir une brèche dans l’ordre social.

Ludivine Le Gros, doctorante dans la même discipline (2), relativise la radicalité de ces reconversions professionnelles tout en admettant que les discours sont là, révélateurs des préoccupations des nouveaux diplômés. Mais « il ne faut pas oublier que la logique du changement par l’intérieur et la dépolitisation des CSP+ est travaillée tout au long de la scolarité dans les grandes écoles ou au sein de ce type de formation ». Elle observe d’ailleurs que la rupture serait en réalité moins brutale qu’il n’y paraît. Les cadres supérieurs changeraient de secteur, mais pas nécessairement de métier et encore moins de classe sociale. Par exemple, en devenant consultants indépendants en économie sociale et solidaire ou en développement durable. Les reconversions en agroécologie ou les« retours à la terre » constitueraient, d’après elle, une infime minorité au sein même de cette autre minorité qui bifurque.

Les profils de ces « déserteurs » interrogent. Ils se ressemblent et ne sont pas du tout représentatifs de la population française – majoritairement constituée d’ouvriers et d’employés. Ces jeunes sont en effet issus « d’une fraction très diplômée, très informée et qui a la possibilité de se poser ce genre de question », déclarait la sociologue Dominique Méda sur les ondes de France Culture en mai dernier. Elle ajoutait même : « Il faut pouvoir penser à la fin du monde avant de penser à la fin du mois. » Certes. Pour autant, les bifurcations des classes populaires sont-elles inexistantes ? Non, estime Anne de Rugy, qui précise néanmoins que « bifurquer » n’est sans doute pas le terme approprié. Parce qu’il implique le renoncement volontaire à un statut social et à un salaire élevé – qui correspond par ailleurs au fait que les cadres « se pensent comme choisissant une carrière » ou « choisissant d’y renoncer ». Contrairement aux salariés peu qualifiés.

Mobilités discrètes

Peu documentées, les reconversions professionnelles des classes populaires sont pourtant nombreuses. Mais elles s’opèrent le plus souvent « d’un emploi peu qualifié à un autre », observe Séverine Misset, maîtresse de conférences en sociologie à Nantes Université, qui a justement travaillé sur ces « mobilités discrètes (3) ». Là où les récits des jeunes cadres évoquent l’urgence écologique et sociale ou la volonté d’exercer un métier plus en cohérence avec leurs valeurs, « les ouvriers et employés peu qualifiés vont penser à se reconvertir en réaction, par exemple, à un licenciement », continue la sociologue, qui s’appuie également sur une enquête du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (4). Une étude qui précise : « Si ouvriers et employés peu qualifiés sont les plus demandeurs de changement, ce sont aussi eux qui tirent le moins de bénéfices d’un parcours de reconversion. » Pour les classes populaires, vouloir changer de métier, ou y penser, ne suffit donc souvent pas à franchir le pas. La décision est prise lorsqu’il n’y a plus le choix, par contrainte, lorsque son emploi est en péril.

Séverine Misset évoque pourtant des reconversions surprenantes, inexplicables au regard de la situation professionnelle, ou peu anticipées. Des changements parfois brutaux que l’on ne pourrait comprendre qu’au regard d’au moins quatre dimensions : professionnelle, résidentielle, conjugale et éducative. Ainsi, une reconversion peut être motivée par une séparation ou, au contraire, une remise en couple. À l’inverse de la manière dont les cadres peuvent gérer leur carrière, « ce n’est pas nécessairement la dimension professionnelle qui va être le moteur des changements », mais la dimension professionnelle qui va les subir. Autrement dit, c’est la vie professionnelle qui s’adapte à la vie personnelle.

La quête de sens dans le travail est, de facto, très peu présente dans les discours des classes populaires, tout comme les justifications écologiques. Leurs préoccupations, plus immédiates, concernent d’abord leur salaire, leur précarité ou leurs conditions de travail. Ainsi, un ouvrier qui devient jardinier parce qu’il aime, lui aussi, l’idée de travailler au grand air et d’être proche de la nature, ne le revendique pas de la même manière qu’un cadre supérieur qui envisage ce métier, reprend Anne de Rugy. Un « conditionnement de classe », qui rend les arguments écologiques ou de réduction de sa consommation beaucoup moins mobilisés par les classes populaires, qui d’ailleurs consomment moins. Sur le fait de ne pas prendre l’avion, par exemple, « les CSP+ vont en faire un geste politique pour dire qu’ils s’éloignent d’un modèle qui, en réalité, est leur modèle de consommation de classe, illustre la sociologue. Alors que ne pas prendre l’avion pour un ouvrier ou un employé se justifie d’abord par la contrainte financière ».

Mais les cadres qui bifurquent ne seraient pas toujours conscients de leurs privilèges, estime Ludivine Le Gros : « Ils disent souvent qu’ils ont tout à perdre, et peut-être d’autant plus parce qu’ils appartiennent aux classes supérieures. Le risque étant, d’après eux, qu’ils tombent de plus haut en cas d’échec. » Mais la prise de risque est-elle vraiment si importante, au regard de leur situation ? Car la particularitéde « cette sous-population de diplômés des grandes écoles », c’est qu’ils peuvent s’appuyer sur la réversibilité de leurs diplômes, qui jouissent d’une excellente réputation (5), et sur un réseau très large, y compris en cas de bifurcation radicale. Ce serait d’ailleurs souvent par ce biais qu’ils obtiennent des informations déterminantes, voire un nouveau travail.

Compétences

En plus de ce réseau, ces diplômés disposent des ressources et des compétences nécessaires pour trouver les dispositifs d’aides institutionnelles à la reconversion et obtenir des conseils sur les « bonnes pratiques » dans le cadre de leur parcours. Par exemple, « ils ont la capacité à bien négocier leur sortie de l’entreprise via une rupture conventionnelle – presque dévoyée par ces cadres – qui leur permet d’ouvrir des droits au chômage », note Ludivine Le Gros, relevant qu’ouvriers et employés ont sans doute plus de mal à demander une rupture conventionnelle, comme « à expliquer leur projet de reconversion à leur patron ». Et si les plus jeunes des diplômés des grandes écoles ne peuvent pas prétendre à une -allocation-chômage, étant donné qu’ils ne sont pas entrés sur le marché du travail, « ils peuvent compter sur le capital économique de leurs parents » puisqu’une majorité sont issus des classes supérieures.

« On voit bien aussi, reprend Anne de Rugy, qu’au moment d’aller voir les banques, les cadres en reconversion sont très à l’aise. Ils vont mobiliser leurs compétences de cadres, par exemple en marketing ou en gestion, pour expliquer leurs projets d’exploitation agroécologique, de librairie, de café-vélo ou d’épicerie végane. » Parce qu’ils parlent « le même langage » et qu’ils sont souvent propriétaires ou en train de le devenir, leurs parcours rassurent. Et pour cause, ils sont « sécurisés », ils ont anticipé et se sont préparés avec méthode. C’est d’ailleurs ce à quoi les cadres sont formés, que ce soit durant leurs études ou leur carrière, insiste Ludivine Le Gros : « concevoir des projets, les mettre en œuvre et les réaliser ».

Alors oui, « bifurquer » pour des raisons écologiques et sociales relève probablement d’un privilège de classe. Ce qui ne semble pas dénué de cohérence et ressemble même à une « bonne nouvelle », lance Anne de Rugy, puisque ce sont les classes supérieures « qui ont la plus forte empreinte écologique, une consommation marchande élevée » et un mode de vie qui, s’il se généralisait, affecterait d’autant plus l’environnement. A contrario, cela signifie aussi que les classes populaires n’ont pas nécessairement la possibilité de choisir comment vivre leur vie, confirmant sans doute la formule de la philosophe Chantal Jaquet : « Quand on peut, on veut ».

(1) « Changer de vie. Une étude sur les bifurcations descendantes et la critique des formes de vie », Anne de Rugy, thèse soutenue en novembre 2021 à l’université Paris Nanterre.

(2) « La reconversion radicale après une grande école de management : entre rupture et réactivation de dispositions intériorisées », Ludivine Le Gros, Formation emploi, n° 152, 2020.

(3) « Des mobilités discrètes en milieu populaire », Séverine Misset et Camille Noûs, Genèses, n° 122, 2021.

(4) « Se reconvertir, c’est du boulot ! Enquête sur les travailleurs non qualifiés », Camille Stephanus et Josiane Vero, Céreq Bref, n° 418, 2022.

(5) Il n’est pas rare, par exemple, que les étudiants des grandes écoles soient recrutés par les entreprises avant même l’obtention de leur diplôme.

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