La presse libre en mal de papier

Face à une hausse inédite du prix du papier, la presse écrite indépendante serre les dents et s’adapte pour survivre.

Yann Mougeot  • 13 juillet 2022 abonné·es
La presse libre en mal de papier
© FREDERIC SCHEIBER/ AFP

« Cest comme si le sol s’était dérobé sous nos pieds et que nous étions tombés d’une falaise », se désole Ivan Gaudé, alias « Ivan le Fou », cofondateur et directeur de Canard PC, magazine hebdomadaire et indépendant consacré à l’actualité du jeu vidéo. Dès le 20 juin, le journaliste annonce à ses lecteurs que son journal traverse une crise inédite, dans un article au titre évocateur : « Canard PC perd des plumes ».En cause, l’explosion du prix du papier graphique, destiné à la presse. Entre les mois de janvier 2021 et mai 2022, la valeur de cette matière première indispensable à la fabrication d’un journal s’est envolée de plus de 70 %.

70 % C’est la hausse des prix du papier entre janvier 2021 et mai 2022.

Selon Paul-Antoine Lacour, délégué général de la Copacel, syndicat de l’industrie papetière française, plusieurs facteurs peuvent expliquer cette crise. En février 2022, la guerre éclate entre l’Ukraine et la Russie, première productrice mondiale de gaz naturel. Les tensions politiques achèvent de faire flamber les prix de l’énergie, en hausse depuis l’année précédente. Dans le même temps, la pâte à papier s’est raréfiée. La faute, déjà, à une demande mondiale trop élevée, et au blocage récent d’un certain nombre de ports en Chine. « La moitié de la pâte utilisée en France est importée et ce blocage a accru le délai et le prix du transport des matières premières », ajoute Paul-Antoine Lacour.

La transformation du secteur papetier en chiffres
Dans un rapport publié en mars, la Copacel, premier syndicat français de l’industrie papetière, met en lumière la place grandissante des papiers et cartons d’emballage dans la production. En 2001, près de 45 % du papier produit en France était destiné à un usage graphique, principalement pour la presse, l’édition ou la publicité, contre 45,2 % pour de l’emballage. Vingt ans plus tard, la balance n’est plus à l’équilibre : 66 % du papier et du carton produit en France, en 2021, a servi à l’emballage. Le papier à usage graphique, qui se raréfie et dont les prix grimpent, ne représente plus que 17,7 % de la production française. La dernière catégorie de papier la plus produite, destinée à l’hygiène (papier toilette, essuie-tout) est passée de 6,2 à 11,1 %. Dans son ensemble, l’industrie papetière française a connu un regain de production en 2021. L’année précédente, en 2020, la pandémie et les confinements avaient renforcé la demande de papiers d’emballage. En un an, le nombre d’achats effectués en ligne avait augmenté de près de 30 %, permettant au leader du secteur, Amazon, d’enregistrer une hausse de 38 % de son chiffre d’affaires. Mais la production de papiers à usage graphique avait, dans le même temps, enregistré une chute record, liée aux restrictions sanitaires. Si bien qu’en 2021, malgré une légère relance de la production, « le tonnage mis sur le marché par les papeteries françaises était inférieur de près de 20 % à celui de 2019 », selon le rapport.

Enfin, cette flambée des prix s’explique aussi par une transformation profonde du secteur papetier, liée au changement des habitudes de consommation. Depuis près de quinze ans, la demande de papier graphique chute en même temps que se développe l’information en ligne. Parallèlement, des géants de la livraison à domicile se sont développés. « L’industrie papetière n’est plus en mesure de produire suffisamment de papier graphique, à cause de nombreuses fermetures ou de conversions d’usines vers la production de papier d’emballage destiné à la livraison », détaille le délégué général de la Copacel.

Début 2022, de grands noms tels que Le Monde, Le Figaro ou encore Les Échos affichent une augmentation de 20 centimes en kiosque, pour affronter la hausse du prix du papier. Tous sont durement touchés. Mais le premier compte parmi ses propriétaires le milliardaire Xavier Niel, le deuxième est détenu par la famille Dassault et le dernier par Bernard Arnault. Sans multinationales et sans milliards pour affronter l’explosion du prix des matières premières, les titres de la presse écrite indépendante souffrent tout particulièrement.

« Canard PC a déjà perdu des dizaines de milliers d’euros », déplore Ivan Gaudé. Pour cette « PME comme les autres », la trésorerie est une source d’inquiétude permanente.Misant sur un retour rapide à la normale après la première inflation liée au covid-19, l’imprimeur du magazine décide, dans un premier temps, de ne pas augmenter ses tarifs. Mais les multiples conséquences de la guerre en Ukraine achèvent de pérenniser cette crise du papier.

En deux mois de conflit, le blocage des prix finit par sauter et les coûts de production de Canard PC grimpent de près de 26 %. « Et ce n’est probablement pas fini », écrit amèrement le directeur sur le site de son journal. Il confie : « Nous avons dû prendre des mesures d’économies d’urgence. » Le nombre de pages de l’hebdomadaire est réduit d’environ 15 % et son prix augmente par deux fois. Pour sauver le journal et ses déclinaisons (Canard TV et Canard PC Hardware), la direction se sépare de trois « excellents journalistes » et « compagnons de rédaction comme on en trouve peu ». Une décision « bouleversante » pour Ivan Gaudé, qui regrette « la goutte d’eau » que représente la hausse du prix du papier, après deux ans d’une pandémie qui avait déjà ralenti les ventes en kiosque.

Le canard vidéoludique n’est pas le seul média à avoir souffert de cette crise. À Fakir, « journal d’enquêtes sociales fâché avec tout le monde » lancé à Amiens en 1999 par François Ruffin, les « petites mains » qui composent le journal ont dû innover. Dès décembre 2021, la rédaction annonce dans un article devoir agir face à la pénurie mondiale de papier. « On va acheter notre propre papier, quelques tonnes disons, et le stocker pour être sûrs d’en avoir pour longtemps », aurait lancé le député nouvellement réélu à sa rédaction. Depuis, le trimestriel amiénois a trouvé une autre solution : « Nous avons dû changer de quelques centimètres le format du journal et avec un papier plus fin… Celui-là, notre imprimeur peut en avoir », explique Magalie Crevel, salariée du journal.

Certains s’en sortent un peu mieux, à l’image de La Déferlante, revue féministe et intersectionnelle, lancée en mars 2021. « Nous travaillons avec le même imprimeur depuis le deuxième numéro, ce qui nous a permis de passer des commandes de papier très en amont », détaille sa cofondatrice, Marie Barbier. Comme Fakir, La Déferlante paraît tous les trimestres, ce qui réduit la part du papier dans les coûts de production finaux. Pour autant, la revue a dû être délestée de 16 pages, « afin de maintenir les factures d’imprimerie au même niveau qu’avant la crise ». Un choix difficile qui a permis de ne pas augmenter le prix de la revue, vendue en librairie.

S’il n’y a plus que quelques médias qui racontent la même chose, le débat politique va s’appauvrir.

Proche du Parti communiste (PCF) mais indépendant des pouvoirs financiers, le journal L’Humanité apparaît comme une anomalie dans un paysage de la presse quotidienne nationale dominé par de grands groupes. Avec son rythme de parution quotidien, qui implique l’utilisation d’une grande quantité de papier, les coûts de production du journal ont décollé. « L’explosion du prix du papier nous a déjà coûté plusieurs centaines de milliers d’euros », regrette Fabien Gay, sénateur PCF et directeur du journal. En conséquence, le prix de l’abonnement a augmenté et les tarifs en kiosque ont grimpé de quelques centimes.

« Nous avons conscience que les abonnements pèsent dans la bourse de nos lecteurs », regrette Fabien Gay. Et, ces dernières années, le journal de Jean Jaurès a déjà traversé de nombreuses difficultés financières. Forcé, en 2008, de vendre son siège historique, le journal a réussi en 2019 à se sortir de dix mois d’un redressement judiciaire ordonné par le tribunal de commerce de Bobigny. Pourtant, avec une diffusion estimée à 38 000 exemplaires par jour en 2021, L’Humanité est une voix qui compte pour un lectorat particulièrement fidèle et engagé. « Demain, s’il n’y a plus que quelques médias qui racontent la même chose, le débat politique va s’appauvrir », met en garde son directeur.

Face à la crise du papier, Fabien Gay en appelle aux pouvoirs publics : « Le pluralisme de la presse et des idées est garanti par la Constitution. Il faut que l’État prenne ses responsabilités et agisse pour aider la presse écrite, en régulant le prix du papier et en fournissant une aide financière d’urgence. » Une revendication que rejette le délégué général de la Copacel, qui craint qu’un blocage des prix finisse par forcer l’industrie papetière française à produire à perte, à mesure que les coûts de production augmentent. Le représentant syndical préconise plutôt de s’attaquer aux problématiques liées à l’énergie, au transport et aux matières premières.

« L’État doit aussi aider à relancer l’industrie papetière française, en grande difficulté. En empêchant les fermetures d’usine et en adaptant les outils industriels existants, nous pourrions peut-être produire, en France, plus de papier destiné à la presse », avance le sénateur communiste.Mais, alors que la consommation par la presse décroît chaque année, il est plus probable que les entreprises ainsi soutenues se tournent vers la production destinée à l’emballage, poussées par la demande croissante d’entreprises de livraison telles que le géant Amazon.

De son côté, le directeur de Canard PC, Ivan Gaudé, envisage d’accélérer la transition de son journal vers le numérique. « La fin de la presse papier est amorcée depuis bien longtemps », affirme-t-il avec regret, promettant tout de même de maintenir une parution sur papier aussi longtemps que possible. « Aujourd’hui, l’enjeu est de ne plus dépendre d’une matière première dont le prix ne cesse d’augmenter », précise-t-il, alors que le modèle économique de son entreprise repose encore pour deux tiers sur les ventes de journaux physiques.

Plus que d’interventions extérieures, la survie des médias libres dépend avant tout de leur public. Lorsque Canard PC a évoqué publiquement sa situation difficile, « la communauté a réagi de façon immédiate en s’abonnant massivement et en achetant nos produits dérivés », raconte Ivan Gaudé. Pour subsister, L’Humanité s’appuie également sur de grandes campagnes de « souscriptions populaires », et sur les milliers de festivaliers qui affluent, chaque année, à la Fête de l’Humanité. Politis ne fait pas exception face aux difficultés économiques que rencontre la presse indépendante. Pour soutenir une information libre, plurielle et de qualité, la meilleure solution reste de la lire, d’en parler et de s’y abonner.

Économie Médias
Temps de lecture : 8 minutes