Ukraine, la boussole perdue de la gauche

Agression russe, responsabilité de l’Otan, envoi d’armes à la résistance : la guerre déclenchée par Poutine laisse la mouvance anti-impérialiste fracturée par des analyses irréconciliables.

Patrick Piro  • 6 juillet 2022 abonné·es
Ukraine, la boussole perdue de la gauche
La manifestation contre l’Otan à Madrid, le 26 juin, a rassemblé 3 000 personnes.
© BURAK AKBULUT//Anadolu Agency/AFP

Non à l’Otan, non à la guerre ! » criaient quelque 3 000 protestataires dans les rues de Madrid, le dimanche 26 juin, à l’occasion d’un sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, du 28 au 30 juin. Un sommet qui a confirmé, par plusieurs décisions importantes (1), son très fort regain d’activité depuis le déclenchement du conflit russo-ukrainien.

Le slogan était souvent appuyé par une dénonciation d’un impérialisme américain guidé par ses intérêts économiques. Dans le cortège, des militants de gauche, anticapitalistes, altermondialistes, écologistes, féministes ou communistes. L’Otan est une cible pérenne pour les gauches radicales, honnie depuis des décennies comme vecteur militaire de l’influence stratégique des États-Unis en Europe. Mais au sein de ce camp, les déterminants de cette guerre menée par la volonté de Vladimir Poutine et de son entourage ont brisé l’homogénéité de façade.

C’est en Allemagne que se sont manifestés le schisme et la confusion les plus éclatants. Dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine, Die Linke, le parti de la gauche radicale, se déchirait (2). D’un côté, les soutiens à la posture historique classique, menés par Sahra Wagenknecht, ex-présidente du groupe parlementaire de Die Linke, rejettent la condamnation de la Russie ainsi que les sanctions qui lui sont appliquées : « La part de responsabilité déterminante » de l’Alliance atlantique, qui s’est progressivement élargie vers l’Est depuis la chute du mur de Berlin en 1989, justifierait l’argument poutinien d’une Russie « menacée ». De l’autre, la direction du parti balaye cette position : « Rien ne peut justifier cette guerre d’agression. »

L’Otan est une cible pérenne pour les gauches radicales.

Fin juin, le dernier congrès de Die Linke a cependant tenté un ajustement équilibriste pour conforter son identité de « parti de paix » : il récuse les moyens militaires pour mettre fin à la guerre, maintient son leitmotiv d’une dissolution de l’Otan, réitère son opposition aux livraisons d’armes à l’Ukraine (massivement soutenues en Allemagne, désormais) et mise sur les sanctions contre la Russie pour l’amener à la table des négociations – bien que leur impact soit à ce jour imperceptible sur la détermination de Poutine.

« On est assez mal… » Au-delà de la solidarité et du soutien à la résistance, quoi faire ? s’interroge cette gauche qui cherche à reprendre pied face à la guerre en Ukraine. « Aujourd’hui, on est assez mal… résume Catherine Samary. Faute d’alternative à l’Otan, tout appel à la démanteler est inaudible. Et les mouvements antiguerre n’ont pas à valider une hausse des budgets militaires sous prétexte d’envoyer plus d’armes à la résistance. Le gros problème de la gauche, c’est qu’il lui faut inventer de toutes pièces un modèle de sécurité collective en Europe alternatif à l’ordre des blocs militarisés. » Dans l’espoir d’ouvrir un espace de discussion à cette fin (quand les armes se seront tues…), le mouvement European Alternatives (où l’on retrouve Étienne Balibar, Mary Kaldor ou Raffaella Bollini) a lancé depuis Porto, au Portugal, le 22 avril, une « déclaration de paix » avec des signataires européen·nes mais aussi russes, ukrainien·nes et du Sud (euroalter.com/porto-declaration-peace). Le Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine porte une même ambition. Quant aux stratégies non-violentes, « elles sont marginales en Ukraine tant l’agression de Poutine est dévastatrice », déplore Étienne Godinot, à l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits. Ainsi, le modèle de résistance passive de la population tchécoslovaque face aux chars soviétiques venus mater le Printemps de Prague en août 1968 n’a connu que d’insignifiants échos en Ukraine – interpositions de civil·es face aux chars, interpellations de soldats russes, refus du maire de Kherson d’organiser un référendum d’autodétermination à la main de l’occupant.
En France, si les partis ont vécu des débats internes moins tranchés que chez Die Linke, la guerre en Ukraine aura fortement clivé au sein de la gauche, cristallisant les invectives les plus marquées de la campagne présidentielle. En pivot, la position de Jean-Luc Mélenchon. Le chef de La France -insoumise (LFI), dont le programme présidentiel défendait une sortie de la France de l’Otan, a affiché son hostilité aux livraisons d’armes à l’Ukraine et même aux sanctions économiques envers la Russie, pour leur caractère inefficace et préjudiciable pour la population française. Une position traitée le 7 mars de « capitulation face à la dictature de Poutine » par Yannick Jadot (EELV), qui s’est plu à remémorer les complaisances de Mélenchon envers le régime de Bachar Al-Assad et de son allié russe en Syrie, face aux velléités du camp occidental de soutenir la révolution démocratique. Jadot sera traité en retour de « va-t-en-guerre » pour son adhésion à la réponse par les armes à l’agression russe. Il trouvera du soutien au PS, notamment chez son premier secrétaire, Olivier Faure : « Confondre agresseurs et agressés, entretenir le confusionnisme et le relativisme, c’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon, d’Alep à Kiev, de Kiev à Bamako. »

La CGT est l’une des organisations de gauche les plus visiblement déstabilisées par la guerre. Dans un premier temps, la confédération syndicale, via son espace international, semble emboîter le pas à un internationalisme renaissant : elle marque sa solidarité concrète avec les syndicats indépendants ukrainiens en participant à un « convoi intersyndical » qui leur envoie du matériel de première nécessité. Un communiqué commun aux huit structures organisatrices (3), début avril, affirme que « la responsabilité de la guerre en cours incombe à Vladimir Poutine et à son régime ». Un mois plus tard, le comité confédéral national de la centrale corrige le tir : « L’agression de l’Ukraine par Poutine et la guerre qu’elle a générée n’est pas celle des travailleuses et des travailleurs. C’est avant tout un conflit impérialiste, notamment avec le rôle de l’Otan pour la maîtrise des ressources naturelles, de voies de communication stratégiques et de zones d’influence géopolitique. » Signe que les rapports de force ont évolué, observe Patrick Farbiaz, membre du petit mouvement Pour une écologie populaire et sociale (Peps) et longtemps responsable des relations internationales d’EELV. « Une partie des fédérations professionnelles de la CGT sont affiliées à la Fédération syndicale mondiale, qui compte notamment des syndicats russes et nord-coréen. »

Trois positions

Le déclenchement de l’invasion en Ukraine a décanté trois grandes positions dans le camp de la gauche anti-guerre et anti-impérialiste, avec toutes les nuances associées, analyse Patrick Farbiaz : le soutien à Poutine ; la recherche d’une paix immédiate – y compris à des conditions défavorables pour le peuple ukrainien (car livrer des armes « encourage la guerre ») ; et le soutien à la résistance, armée ou non, de ce dernier.

Le premier groupe est confidentiel à gauche en France, cette position ayant été plutôt défendue au sein de l’extrême droite. Il est en revanche beaucoup plus présent dans les cercles gouvernementaux et intellectuels du Sud, en Asie, en Afrique ainsi qu’en Amérique latine, où l’impérialisme historique des États-Unis, qui n’a pas disparu même s’il a beaucoup ravalé ses ambitions, reste perçu comme la menace dominante (lire page 8). Et comme on le constate notamment au Mali, dont les relations avec la France se sont considérablement dégradées, « une partie des réactions est aussi dominée, dans certaines régions, par l’agacement de voir l’Occident colonialiste prendre le monde à témoin pour sanctionner la Russie au sujet d’une guerre qui ne les concerne pas », rapporte Bernard Dréano, militant de longue date du dialogue entre les sociétés civiles, en particulier en Europe de l’Ouest et de l’Est.

Le deuxième groupe de positions est bien plus fourni en Europe. On y retrouve les mouvements pacifistes, très actifs en Espagne, en Allemagne et surtout en Italie, où des dockers sont allés jusqu’à refuser de charger des cargaisons d’armes destinées à la résistance ukrainienne. « Une des justifications : le gouvernement ukrainien appartient au camp -libéral », rapporte Patrick Farbiaz. En France, cette frange anti-guerre rassemble une partie de la sphère LFI, communiste (Fabien Roussel entre autres) et syndicale (certaines fédérations de la CGT), ou encore le Mouvement de la paix, proche du PCF.

Dans le troisième groupe se retrouvent une partie de la gauche anticapitaliste, des syndicats et des mouvements sociaux tels qu’Attac, où l’on priorise la solidarité avec le peuple ukrainien en résistance, armée ou non armée, « au nom du principe intangible du droit des peuples à l’autodétermination », appuie Patrick Farbiaz.

Campisme

Au pivot des clivages, la nature de cette guerre. Pour les pro-Poutine et une partie des pacifistes, il s’agit de la conséquence d’une provocation de l’Otan : la Russie a réagi à l’impérialisme occidental – essentiellement états-unien –, qui la presse à ses frontières. Les aspirations du peuple ukrainien à se rapprocher de l’Union européenne seraient manipulées de l’extérieur, par l’Otan en particulier. « Dans cette lecture, Poutine, face à l’Ukraine, serait dans une situation similaire à celle de Milosevic quand l’Otan a décidé, sans mandat, de bombarder le Kosovo et la Serbie », illustre Catherine Samary, membre du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) et spécialiste des pays de l’Europe de l’Est.

Une position « campiste », qui consiste à désigner un ennemi principal – impérialiste et retranché à Washington – et, en face, un autre « camp », progressiste parce que lui résistant, explique-t-elle. Avec des -déclinaisons : il est parfois reconnu un impérialisme russe, mais « secondaire » et justifié à réagir contre l’ennemi principal. Jusqu’à un « campisme » définissant la guerre comme un affrontement entre deux impérialismes, instrumentalisant l’Ukraine, et renvoyés dos à dos. « Dans tous ces cas, l’analyse concrète de ce qui se révèle être une guerre d’agression, ainsi que de la résistance d’un peuple, est occultée. »

En revanche, pour le Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (Resu), regroupant des mouvements, des partis et des syndicats (4), « il s’agit bien d’une guerre coloniale lancée par une Russie impérialiste, entamée en 2014 avec l’annexion de la Crimée, et dans laquelle l’Alliance atlantique n’a rien à voir », affirme Patrick Farbiaz, engagé dans le Resu. Bernard Dréano est sur cette ligne. « Quelle est la pertinence de brandir le slogan “non à l’Otan !”, sans autre réflexion, à part de jouer les idiots utiles de Poutine ? »

Début mars, le jeune parti polonais antisystème Lewica Razem (La Gauche ensemble) interpellait : « Chère gauche occidentale, on ne vous demande pas d’aimer l’Otan… Notre scepticisme à son égard et envers la politique états-unienne est entier. Cependant, la Russie n’est pas l’acteur menacé et en danger ici. » Tout en fustigeant l’impérialisme de l’Otan, le philosophe Étienne Balibar reconnaissait quant à lui qu’en l’état, « pour les citoyens des pays baltes, par exemple, elle est apparemment la seule protection (5) ».

Complexité

Ni LFI ni EELV, entre autres partis politiques, ne participent au Resu. « En France, le silence autour de ces réflexions est assourdissant », regrette Patrick Farbiaz. Après la dénonciation rapide, début mars, de l’invasion russe par Mélenchon, une correction de tir qui a calmé les premières joutes verbales, les débats ont disparu de la scène médiatique nationale (6), étouffés par les enjeux franco-français de la présidentielle et des législatives. « Une forme de paralysie politique travaille la gauche, fustige Olivier Besancenot, au NPA (7). Si tu es pour le retrait des troupes russes, tu es forcément un agent de la CIA, et à l’inverse, si tu dénonces l’Otan comme faisant partie du problème, tu passes pour un agent du FSB (8)_. Nous avons besoin de renouer avec la complexité, de comprendre que quelque chose se joue là-bas, et que cette guerre n’est pas un sujet honteux qui nous colle comme un bout de sparadrap. »_

Catherine Samary renchérit : « À gauche, on ne maîtrise pas la situation. Pourtant, on peut reconnaître l’agression russe sans glorifier l’Alliance atlantique et tout en critiquant le libéralisme de Zelensky. On peut constater l’existence d’une fraction fascisante anti-russe en Ukraine, sans que cela occulte la réalité d’un mouvement de résistance massif, progressiste, populaire et pluraliste. Auquel j’estime qu’il faut reconnaître le droit de se défendre, et lui envoyer des armes, par le canal des États et pas celui de l’Otan, dans la mesure où il le demande. Car la défaite de Poutine est une nécessité vitale. »

(1) L’acceptation de la demande d’adhésion de la Finlande et de la Suède, principalement.

(2) Lire « En Allemagne, la guerre fracture Die Linke », Politis n° 1696.

(3) Unsa, CFDT, CFTC, CFE-CGC, CGT, FO, FSU et Solidaires.

(4) Dont l’Assemblée européenne des citoyens, Attac, Ensemble !, Fondation Copernic, FSU, NPA, Peps, Solidaires.

(5) Entretien dans Mediapart, 7 mars 2022.

(6) Ils se mènent cependant sur des sites comme contretemps.eu ou www.entreleslignesentrelesmots.wordpress.com

(7) Entretien dans Mediapart, 11 mai 2022.

(8) CIA, FSB : respectivement, services de renseignement des États-Unis et de la Russie.

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