Les drogues entre influence, quête d’ailleurs et liberté

L’exposition Sous influences dévoile deux siècles de relations intimes entre artistes et psychotropes.

Christine Tréguier  • 6 mars 2013
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Les drogues entre influence, quête d’ailleurs et liberté

Illustration - Les drogues entre influence, quête d’ailleurs et liberté

Une fois n’est pas coutume, parlons exposition et œuvres d’art. Et pas n’importe quelles œuvres ! Sous la férule de son commissaire, Antoine Perpère – ancien infirmier de Marmottan, reconverti artiste – l’exposition Sous influences dévoile deux siècles de relations intimes entre artistes et psychotropes. Certaines sont occasionnelles, d’autres sont régulières, voire de concubinage notoire. Elles sont pour la plupart assez fusionnelles et quelques-unes traduisent un certain penchant à l’incontinence.

Toutes donnent lieu à des essais de traduction visuelle ou audiovisuelle de ces moments d’ailleurs, ces voyages intérieurs provoqués par la prise de ce qu’on appelle communément les « drogues ». Perpère préfère les qualifier de « produits psychotropes », incluant de fait l’alcool et les médicaments, que les bien-pensants, experts ès drogues ou en prévention des addictions, s’obstinent à sortir du tableau. 

«La drogue des drogues, la plus profonde et la plus constante…»

Les « ailleurs » présentés sont souvent douloureux, car rétifs, malgré l’état de transe, à la transposition sur un support tangible. Tout comme la pensée qui pulse entre les neurones renâcle à se laisser déverser sur la page blanche. On y voit trois grands types d’œuvres. D’abord celles qui offrent une représentation plastique des produits ou de leurs usages. «   Cette iconographie dépend beaucoup de l’état des mœurs et des rapports de force entre les expériences transgressives et les législations adoptées par la société » , explique Antoine Perpère.

Ensuite celles qui, «   sans ou avec l’intention de leurs concepteurs, produisent pour les spectateurs des effets approchant ceux des psychotropes   » , comme les renversantes perspectives de la grotte-matrice rouge de Yayoi Kusama. Et enfin celles «   réalisées de façon volontariste ou en concomitance avec des prises de produits psychoactifs ». Dans cette catégorie, des œuvres rares comme les dessins de Charcot, de Hans Bellmer, d’Artaud, de Michaud ou de Picabia, ou l’incroyable série d’autoportraits de Bryan Lewis Saunders. Lors d’un séjour dans un lieu fréquenté par des personnes sous influences médicamenteuses, cet artiste a méthodiquement testé lesdites substances, plus quelques psychotropes plus naturels, et essayé, avec succès, de traduire graphiquement son expérience intérieure. La plupart des états suggérés ne donnent guère envie d’y toucher…

A contrario, on passerait volontiers un bon quart de sa vie dans la bibliothèque de Frédéric Post, artiste-musicien contemporain, érudit de l’histoire des usages des drogues hallucinogènes et de la révolution acide des années 1970. Elle résonne avec le propos d’un certain Dr Aimé Albert (« Drogues du cerveau » Revue Diagramme n° 16 de 1958) cité dans le dossier de presse : «   Et cela nous conduit à la drogue des drogues, à celle qui, chez l’homme, a l’action la plus profonde et la plus constante, qui peut reproduire les effets de toutes les drogues et de tous les excitants, l’aliment le plus irremplaçable et le toxique le plus puissant du cerveau humain   *: la parole humaine. Mais cela est déjà un autre sujet.* »  

L’absence dramatique de politique de santé publique

L’exposition, qui présente pas moins de 250 œuvres réalisées par 90 artistes, est elle-même conçue comme un voyage où on doit tourner, retourner, bifurquer, monter, descendre, passer d’une ambiance à une autre, d’un long corridor étroit à des espaces clos. C’est une sorte de traversée progressive des apparences qui démarre sur des pipes à opium et s’achève dans l’underground, avec un film rare d’Henri Michaud et la machine à écrire détournée de Perpère. La visite guidée, avec histoire et anecdotes, est conseillée. 

-L’appel du Collectif d’information et de recherche cannabique

Electron Festival de Genève

-The Magic Trip. Documentaire de 2011 de Alison Ellwood et Alex Gibney

Outre le plaisir de déguster les œuvres rares que l’équipe de La Maison rouge (la fondation privée du collectionneur Antoine de Galbert) a su rassembler, cette exposition délivre un message assez clair : les psychotropes ont toujours fait partie de l’outillage des créateurs de tous poils, ils « tournent l’âme » et ouvrent les portes de la perception, selon l’expression d’Aldous Huxley. Leur consommation relève de la liberté et du choix de chacun, au même titre que toute expérience. Nul ne le dit mieux qu’Artaud (1) : « La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l’inspecteur-usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes   *: c’est une prétention singulière de la médecine moderne que de vouloir dicter ses devoirs à la conscience de chacun.*   »

En filigrane, l’exposition suggère que les problèmes soulevés aujourd’hui par « les drogues » et les addictions sont moins liés à leur consommation qu’à l’absence dramatique d’éducation, de prévention et d’une réelle politique de santé publique consistant à les légaliser, pour pouvoir encadrer leur production/distribution et protéger les consommateurs. Les « ailleurs » psychotropes, eux, ne sont que des échappatoires nécessaires pour échapper au réel. Celui dont Lacan disait « c’est là où on se cogne » . Mais cela, pour reprendre la formule du Dr Aimé Albert, est déjà un autre sujet, indicible en France sans risquer les foudres des adeptes de la répression aveugle pour… délit d’incitation à la consommation.

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