Ces réformes qui s’imposent aux pratiques médicales

Docteur BB analyse les réformes administratives qui veulent orienter les interventions cliniques au quotidien.

Docteur BB  • 15 janvier 2019
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Ces réformes qui s’imposent aux pratiques médicales
photo : Sebastian Gollnow / DPA / dpa Picture-Alliance

Je me propose, dans ce billet, d’analyser l’esprit des réformes administratives qui vont de plus en plus s’imposer à nos pratiques médicales et orienter nos interventions cliniques au quotidien.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, je vais prendre un exemple très concret, relatif à l’organisation des services d’urgence : un des problèmes majeurs constatés concerne l’engorgement de ces dispositifs. Qu’à cela ne tienne, voici quelques exemples de mesures prises par les instances de tutelle pour gérer une telle embolisation :

• Les « hébergements » : dans certains hôpitaux, il suffit maintenant qu’un urgentiste passe un fax pour imposer un malade dans n’importe quel service, parce qu’un lit y est disponible. Concrètement, un patient souffrant d’une pathologie cardiaque pourra donc être envoyé en neurologie, et ce sera à l’équipe de cardiologie (a priori déjà débordée puisque le service est plein) de prendre en charge ce patient à distance, avec un environnement de service et des équipes non spécialisés. On gère donc l’hôpital comme un lieu d’hébergement, avec un souci de flux tendu, de remplissage maximal et optimisé des lits ; les critères d’évaluation (temps d’attente, orientation vers une place disponible, etc.) sont positifs. Quant à la qualité des soins…

• Le « forfait de réorientation vers la ville » : pour décongestionner les urgences, les parlementaires viennent de valider une expérience originale : l’hôpital sera rémunéré (20 à 60 euros) lorsque le service des urgences aura réussi à réorienter un patient vers une consultation hospitalière ou de ville – sans l’avoir examiné évidemment…

La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a bien fait de rappeler qu’il ne fallait pas « tourner en ridicule toute innovation organisationnelle »…

Revenons-en à nos moutons, à savoir l’organisation des soins en pédopsychiatre, en se penchant par exemple sur la « circulaire N° SG/2018/256 du 22 novembre 2018 relative à la mise en place des plateformes d’orientation et de coordination dans le cadre du parcours de bilan et d’intervention précoce pour les enfants avec des troubles du neurodéveloppement ».

Bon, déjà, qu’est-ce qu’on entend par « troubles neuro-développementaux » ?

Selon les classifications actuelles de référence (DSM V et CIM 10), il s’agit là d’un vaste regroupement nosographique allant des troubles du spectre autistique, en passant par les troubles du développement intellectuel, le déficit attentionnel, l’hyperactivité, les DYS (dyspraxie, dysphasie, dyslexie, etc.). Rien que ça… Le point commun : ces « troubles » auraient tous un substrat génétique, s’exprimeraient de façon quasi mécanique en entravant les processus neurologiques impliqués dans le développement, et relèveraient d’approches thérapeutiques strictement rééducatives. Les éventuelles manifestations de mal-être, d’anxiété, de manque de confiance, de difficultés interactionnels, etc. ne se-raient que des comorbidités, se greffant secondairement sur le trouble fonctionnel primaire. Par ailleurs, cette constellation syndromique ne pourrait en aucun cas être en lien avec des facteurs relationnels, avec des distorsions dans l’environnement ou avec des événements de vie.

Notons au passage un paradoxe : les traitements, aussi rééducatifs soient-ils, se déploient tous dans l’interaction. Ainsi, à travers l’investissement thérapeutique d’activités relationnelles spécifiques, une évolution clinique va pouvoir se déployer, ce qui suppose une reconfiguration cérébrale latente au niveau des connexions synaptiques. Conclusion : certaines configurations de lien constituent un traitement, et modifient donc partiellement l’architecture neuronale mais, par contre, les dynamiques relationnelles précoces n’auraient de leur côté aucune incidence sur la survenue ou sur l’expression des troubles ?!…

Un petit conseil aux familles en passant : si, dans l’avenir, vous souhaitez que votre enfant puisse être suivi, n’abordez pas sa souffrance, ses angoisses, sa tristesse, ses conflits ou ses empêchements. N’en parlez pas comme d’une personne singulière. Car, dès lors, il ne s’agirait plus d’une priorité en termes d’accès au soin – et puis, tout cela n’est pas très scientifique, il n’y a pas d’études randomisées en anglais indiquant les modalités standardisées de la prise en charge sur le mode de « l’Evidence Based Medecine ». Par contre, vous pourrez directement dire : mon enfant a un trouble neuro-développemental. Là, accès direct à plein de bilans. En prime, vous n’aurez pas à être reçus et à vous impliquer en tant que famille ; on s’occupera de régler au mieux ces dysfonctionnements neuro-fonctionnels et de mettre en place toutes les prestations auxquels votre enfant a droit, et on le normalisera, on l’inclura.

C’est l’avenir : « au moins 5 % des enfants à naître chaque année pourraient être repérés avant 6 ans. »

Bref…

La fameuse plateforme aurait donc pour objectif de mettre en place un parcours coordonné de bilan et d’intervention précoce, afin notamment d’accélérer l’accès à un diagnostic.

Le sacro-saint diagnostic, pierre angulaire de toute intervention thérapeutique, sésame indispensable à tout traitement scientifiquement validé ! Et bien sachez-le, des évolutions tout à fait remarquables ont pu être apportées à certains enfants et à leur famille, sans qu’un diagnostic sur le mode classificatoire n’ait été ni nécessaire, ni pertinent cliniquement, ni même possible. Nous ne pouvons pas faire entrer de force tous nos patients dans des catégories réductrices, pour se donner l’illusion de la science (il suffit d’ailleurs de se pencher un peu sur l’évolution des critères diagnostics pour remettre en cause leur pertinence épistémologique). Il s’agit parfois d’une étiquette transitoire, d’un outil de communication, d’une codification de notre activité, mais non d’une entité réelle, prouvée, stable et définitive.

Alors, penser qu’il suffit de diagnostiquer pour pouvoir soigner est une illusion proche de la pensée magique, ou bureaucratique, mais en tout cas très éloignée de toute approche cli-nique authentique.

Oui, nous diagnostiquons, nous quotons, parce que cela nous est demandé (pour obtenir des prestations de la MDPH par exemple, ou pour transmettre des données statistiques à l’ARS, en conformité avec les bonnes pratiques recommandées par l’HAS).

Mais nous nous efforçons d’accompagner des personnes, et non des catégories symptoma-tiques. Nous essayons de faire émerger la parole d’un sujet, avec ses enjeux relationnels, sociaux, son histoire, etc…, et non de régler un automate dysfonctionnel.

Un des buts de cette plateforme serait aussi la « construction d’un parcours sécurisé et fluide, respectueux de la situation et des souhaits des familles ».

Sécurisé et fluide ?

Voici l’exemple de la plateforme de diagnostic autisme mise en place sur Paris depuis presque un an. Ce dispositif n’a pas de locaux spécifiques, et les bilans sont donc répartis entre un CAMSP, un CMPP et un secteur hospitalier, avec des équipes « volantes ». Certaines familles se sont donc présentées au CAMSP, à l’autre bout de Paris, alors que le rendez-vous était au CMPP… Cela arrive, certaines familles ont, pour de multiples raisons, quelques difficultés de compréhension et d’organisation. Mais on m’a également rapporté le fait que les soignants eux-mêmes se trompaient de lieu pour venir réaliser leurs bilans, ce qui interpelle tout de même quant à la fragmentation des espaces. Au fait, ce dispositif s’appelle « La Boussole » …

Par ailleurs, le souhait des familles est-il véritablement soluble dans les références médicales opposables et les injonctions de parcours thérapeutique imposées en haut lieu ? Il faudrait donc à la fois suivre à la lettre les recommandations de la Haute Autorité de Santé et respecter le désir des parents, ménager hypocritement la chèvre et le chou. Quant à travailler les résistances, l’ambivalence, la culpabilité, le déni, le négatif, vous n’y pensez pas….C’est archaïque, non scientifique et à la limite de l’abus d’autorité. De toute façon, les familles nous sollicitent de plus en plus pour valider un diagnostic qu’elles ont déjà posé, en considérant les soignants comme des prestataires de service devant avant tout répondre à leurs désirs et droits.

En outre, c’est finalement l’idée même du travail institutionnel qui se trouve menacée par l’émergence de tels dispositifs supposés coordonnés l’intervention de praticiens interchangeables, dispersés sur un territoire, et sans articulation véritable de leur exercice. Pratiquer des soins dans une même institution suppose des rencontres et des échanges au quotidien entre professionnels, un ajustement permanent des interventions thérapeutique, une élaboration collective très régulière des situations cliniques, une authentique cohérence et une singularisation du projet de soin, des liens très étroits entre les soins indivi-duels et le travail familial, etc. C’est la raison pour laquelle un « acte » en CMPP coûte plus cher, du point de vue comptable, qu’une simple intervention en libéral. Car, derrière le soin à proprement parler (une séance de rééducation psychomotrice, ou une consultation pédopsychiatrique), se déploie toute une activité informelle, mais essentielle : synthèses, groupes de travail, temps de réunion à l’extérieur, de concertation avec les partenaires, consultations communes et pluridisciplinaires, soutien interpersonnel par rapport aux situations les plus éprouvantes, etc.

De surcroit, en termes de tarification, se pose la même problématique que par rapport à la mise en concurrence de l’hôpital public et des cliniques privées sur le plan budgétaire. Ces dernières assurent des actes rentables, reproductibles, et standardisés. Le secteur hospitaliser récupère les situations les plus complexes du point de vue médical (polypathologies lourdes et nécessitant des soins longs, chronophages et peu rémunérateurs) et social (grande précarité, incidence entre conditions de vie et troubles somatiques, etc.). Alors oui, l’hôpital coûte plus cher…

Et bien c’est la même chose pour les institutions pédopsychiatriques : la clinique que nous recevons est plus complexe, lourde, et nécessite des interventions pluridisciplinaires intensives. D’ailleurs, nous recevons un nombre significatif de demandes de prises en charge émanant de pédopsychiatres libéraux qui se sentent dépassés.

Concrètement, une pratique en libéral ne permet pas de dégager ce temps institutionnel et de mettre en place un véritable travail d’équipe, ou alors peut-être sous la forme d’une « fluidification des échanges entre professions libérales et plateformes, par le biais d’échanges dématérialisés ». Voici d’ailleurs les recommandations pour la mise en place de ces plateformes : « Il vous est demandé d’être particulièrement attentifs au caractère opérationnel des modalités de coopération proposées dans les conventions constitutives : modalités de gouvernance, modalités d’association des représentants des familles, gestion des files d’attente, coopération entre professionnels autour de situations complexes, réunions pluridisciplinaires éventuellement infra-annuelles sur les situations les plus critiques, etc. »

On se situe effectivement dans de la gestion, avec au mieux des concertations annuelles si je comprends bien… La question de la qualité du soin parait bien absente de ces considérations….

D’ailleurs, de façon tout à fait explicite, « les critères d’évaluation pourront relever de file active et du temps d’attente avant premier rendez-vous dans la structure » sans prendre en compte le moins du monde les aspects cliniques.

Bon, mais vous me direz : vous n’êtes pas obligés de participer à cette plateforme après tout. Vraiment ? « Dans le cas où un de ces établissements ou services refuserait ou ne serait pas en capacité, sur un territoire donné, de participer à la plateforme (en tant que partenaire à la convention constitutive, ou en aval de ses interventions), il conviendrait d’en identifier les causes (méconnaissance des recommandations de bonnes pratiques, refus de les appliquer, difficultés de positionne-ment dans l’offre de service, absence de compétence en matière de troubles du spectre de l’autisme et de troubles du neuro-développement, etc.) et de construire avec lui une évolution de son positionnement sur l’offre de service à l’attention des personnes ayant des troubles du neuro-développement, en lien avec votre projet régional de santé (PRS). »

Traduction : soit vous participez, soit on va s’occuper de vous (restrictions budgétaires, réorientation, etc.).

Quels moyens seront mis à disposition ? Pas grand-chose, à part un renforcement administratif (notamment pour l’organisation de la réponse téléphonique et le paiement des professionnels libéraux), et en professionnel de santé de coordination.

Ainsi, l’évaluation médicale semble de plus en plus annexe, ou secondaire, en dehors d’un rôle de coordination, alors même que ce type de troubles devraient systématiquement être évalués médicalement afin notamment d’éliminer un véritable syndrome neurologique sous-jacent. Au début du document, on nous annonce que « la première rencontre avec un médecin de la plateforme doit intervenir au maximum 6 mois après la première rencontre avec un professionnel en charge d’un bilan et d’interventions » (déjà, c’est un peu long) puis, plus loin le délai est rallongé à « 9 mois entre saisine de la plateforme et rencontre avec un médecin de celle-ci ».

Il est vrai qu’un acte médical représente un certain coût et que, d’un point de vue idéologique, il parait de bon ton de dépsychiatriser, voire de démédicaliser ces troubles.

Quant aux propositions de soins au décours du bilan, il faut vraiment m’expliquer comment ils vont faire, au-delà des déclarations d’intention, car je suis preneur : « La sécurisation du parcours à l’issue de l’année impliquera des propositions à la MDPH en termes de poursuite des interventions et d’orientations vers les structures adaptées aux besoins de l’enfant, qu’elles soient sanitaires, médico-sociales, ou autres. Aucun enfant ayant engagé des interventions nécessaires à ses besoins dans le cadre des forfaits précoces, ne devra se voir privé des soins faute d’une orientation MDPH sollicitée dans les temps. »

Euh, actuellement, la MDPH met parfois plus d’un an à traiter certains dossiers (notamment en Seine Saint Denis bizarrement), et la possibilité de finaliser une orientation nécessite encore plusieurs années la plupart du temps. Petit conseil d’ami : il faudrait arrêter de fumer la moquette dans les hautes sphères.

Donc, pas de moyens supplémentaires pour le soin, mais le fantasme qu’une coordination interactive des praticiens en vue d’un diagnostic précoce suffise à fluidifier la congestion actuelle. Les interventions thérapeutiques apparaitraient comme par magie une fois le diagnostic posé ? Il y aurait donc des soignants ou des institutions qui actuellement attendraient de prendre en charge des enfants faute de diagnostic adéquat ? Ou alors, de façon tout à fait explicite, les structures de soins devront donner la priorité absolue aux troubles neuro-développementaux et renvoyer dans les limbes toutes les autres situations de psy-chiatrie infanto-juvénile ?

Pour conclure sur un mode humoristique, voici les délais prévus par le dispositif :

« Le cahier des charges prévoit : 

• Trois mois : rendez-vous de bilan en structure ou deux mois pour le professionnel libéral

• Six mois : réception des bilans et du 1er trimestre de compte-rendu : début d’anticipation de la suite du parcours

• Durée totale maximale : 1 an, 3 mois et 15 jours ! » (au-delà de quoi la plateforme s’autodétruira ?)

Ma foi, ils en ont vraiment de la bonne là-haut, je suis preneur également !

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Temps de lecture : 13 minutes
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