Mort d’un salaud

Bernard Langlois  • 22 février 2007 abonné·es

Maurice Papon n’était pas Jack l’éventreur. Ses blanches mains de haut fonctionnaire n’étaient pas tachées du sang de ses victimes. D’ailleurs celles-ci étaient, pour la plupart, mortes sans saigner (sinon peut-être une mousse rosâtre à la commissure des lèvres, au moment où le Zyklon B faisait son effet ; enfin, je ne sais pas, j’imagine qu’on devait baver un peu de sang dans l’agonie des chambres à gaz ?). Donc, il avait gardé les mains propres, le Papon, et la tête haute (un slogan qui me dit quelque chose…). De la prestance, du répondant et le sentiment du devoir accompli. À 80 piges encore, lors de son (tardif) procès, sa morgue, son absence de regret ­ à défaut de repentir, faut tout de même pas trop en demander ­, son mépris affiché pour ses accusateurs ­ dont les quelques rares rescapés de ses voyages organisés ­ avaient fini de lever le coeur de tous ceux qui assistaient aux Assises de Bordeaux.

Il était, comme on a dit, coupable d’ « un crime de bureau » . De ceux commis sous des lambris dorés, là où, sur une table de chêne, une secrétaire dépose le parapheur rouge rempli des circulaires du jour, qu’on signe en chaîne d’une plume tranquille avant d’aller déjeuner : le boulot ordinaire du haut commis ordinaire.

Le secrétaire général de la préfecture de Gironde ne faisait qu’appliquer les ordres de l’État qu’il avait vocation de servir. C’était un État scélérat : il n’avait pas à le savoir. Il était un rouage, et les rouages n’ont pas vocation à se prendre la tête. Service service. Les milliers d’hommes, de femmes, d’enfants qu’il envoyait à la mort, par sa seule signature en bas d’une liste, ne l’ont jamais empêché de dormir. D’ailleurs, d’autres rouages, ailleurs, signaient des listes semblables, on ne leur a jamais cherché de poux dans la tête (Darquier de Pellepoix, vous vous souvenez ? « À Auschwitz, on a gazé que des poux ! » ), pourquoi lui, hein ? Peut-être parce qu’il était un habile, trop habile ; qu’il avait su, au bon moment, donner quelques gages à la Résistance, rallier à temps le camp des vainqueurs ; que ça lui a permis de poursuivre une brillante carrière, de plus en plus près des sommets ; et qu’il n’était pas un idéologue, Papon ­ du moins n’en laissait-il rien paraître : à ce qu’on dit, il n’était pas spécialement antisémite ; pas de son fait si l’époque était à pourchasser le juif; du reste, il sut tout aussi bien traquer l’Arabe quand la mode en fut venue. Un gars bien, on vous dit, efficace, de ceux dont toute machine étatique bien huilée a besoin pour tourner rond. Il avait trouvé très injuste qu’on le condamnât. Tout de même, il n’était pas Touvier !

Le vieux salaud a rendu son âme au diable : qu’il se la garde. Une grande question agite encore les beaux esprits : peut-il être enterré avec sa légion d’honneur ? Je vais vous dire : on s’en tape.

De l’arrivisme

Ne me soupçonnez pas d’amalgame : Sarkozy n’est pas Papon. Même si rafles et expulsions sont aujourd’hui encore pratiques quotidiennes, en application de ses directives : les malheureux qui en sont victimes ne sont pas voués à l’extermination systématique. Je vois pourtant un rapport entre ces deux-là, cela s’appelle l’arrivisme.

Dans quelque domaine qu’on l’applique, l’ambition est un ressort naturel qui nous pousse à réussir, à progresser, à se hausser dans l’échelle sociale, à croire en soi et à faire reconnaître sa valeur par les autres. On ne fait rien sans ambition. Mais l’ambition dérape souvent dans l’arrivisme. Un ambitieux peut rester moralement impeccable, un arriviste est toujours condamnable. L’ambitieux cherchera à grimper par des voies honorables : il s’interdira d’attenter à la dignité des autres, de les écraser, de trahir, de tricher, de mentir, d’obéir à des ordres injustes. Il mettra de lui-même des limites à ses ambitions, préférant toujours à leur pleine réalisation la satisfaction de pouvoir sans rougir affronter son miroir. L’arriviste ne connaît pas de limites à ses ambitions et considérera que tous les moyens sont bons pourvu qu’ils les servent. Nous connaissons tous des ambitieux qui ne sont pas allés au bout de leurs ambitions, par refus d’user de certains moyens qui les auraient conduits à se renier eux-mêmes : par exemple, certains artistes qui refusent de se commettre dans certaines émissions qu’ils jugent dégradantes, ou qui ne consentent pas à soumettre leurs oeuvres à certains canons jugés indispensables au succès commercial [^2] On trouve de ces intransigeants dans toutes les branches d’activité, dans toutes les professions : chez les artistes comme chez les militaires, dans la Fonction publique comme dans l’entreprise privée, chez les notaires, les médecins, les avocats, les épiciers… ou les journalistes. Ils passent souvent aux yeux du monde pour des ratés ; ils sont d’honnêtes hommes pour les honnêtes gens, et d’abord pour eux-mêmes, ce qui leur suffit bien.

Et ce sont eux qui nous obligent à ne pas désespérer complètement d’un monde où prospèrent les arrivistes.

Mendès et Cincinnatus

La politique est un domaine d’excellence pour les ambitieux. De tout poil et de tout bord. C’est qu’il faut une sacrée dose d’ambition pour prétendre gouverner ses semblables.

L’âpreté du combat politique conduit la plupart des ambitieux à déraper dans l’arrivisme : quand la fin justifie les moyens, que tous les coups sont permis, que la trahison relève des beaux-arts, que les engagements n’ont pas vocation à être tenus, que les postures tiennent lieu de convictions, que les compromissions passent pour des compromis, que la démagogie est le véhicule ordinaire de la parole publique. Bien peu de carrières politiques échappent aux pratiques ordinaires de l’arrivisme, à doses variables : sinon, pourquoi citerait-on si souvent Mendès France en exemple ? Comme on sait, cet oiseau rare n’a pas exercé longtemps le pouvoir. Cincinnatus non plus. Personnellement, je préfère Mendès à Mitterrand, et Cincinnatus à Berlusconi.

Comme je préférais Jospin à Chirac. Et comme Ségolène Royal ou même Bayrou me semblent préférables à Sarkozy.

Ca pue !

Les campagnes présidentielles sont rarement de grands bols d’air vivifiants. Celle-ci pue carrément. Pour deux raisons principales :

­ La première tient à la partialité des médias, à de rares exceptions près : ils se sont d’abord employés à privilégier deux candidats, Sarko à droite, Ségo à gauche. Puis, le résultat acquis, ils se sont mis sans complexe au service du premier pour démolir sans faiblir la deuxième. La moindre bourde de la candidate socialiste est montée en épingle, les dérapages du candidat du Medef traités comme broutilles ; les bisbilles d’un camp provoquent des gorges chaudes, celles de l’autre ne sont que peccadilles ; les promesses de l’une sont chiffrées avec une sévérité de commissaire aux comptes, celles de l’autre (plus coûteuses encore) font l’objet de simples « réajustements » bien naturels. Personne ne peut douter que la confrérie, bien tenue au sommet par la collusion, à la base par le copinage, joue Sarkozy vainqueur. Comme dit le p’tit Nicolas : « Je commence à bien la sentir, cette campagne ! » Faudrait avoir le nez bouché…

­ La deuxième est plus grave encore : dans leur grande sagesse (?), nos constituants ont prévu la nécessité d’obtenir 500 signatures d’élus pour pouvoir concourir. Le système a fonctionné jusqu’alors, permettant l’expression de tous les courants de pensée tout en excluant les postulants par trop farfelus. Or, pour la première fois, consignes et pressions sur les élus de base font que Le Pen comme Villiers ou Dupont-Aignan pour les droites, Lepage ou Voynet pour l’écologie, Besancenot ou Bové pour l’alternative antilibérale risquent d’être exclus de la compétition. Nous ne sommes pas encore sous le Second Empire, mais nous avons déjà des candidats officiels !

Le temps presse, mais il est encore temps de se battre et de protester [^3].

pol-bl-bn@wanadoo.fr

[^2]: Je pense notamment à l’ami Jacques Bertin, qui vient de sortir un livre de colère sur la chanson, le métier de chanteur et les conditions de son exercice. Titre abscons (dont vous aurez l’explication page 132, Bertin adore les jeux de mots navrants !), mais texte intelligent, superbement écrit, décapant. Comme il dit : « J’accepte d’être minoritaire, j’accepte d’être vaincu, j’accepte de passer pour un con ; mais je veux qu’on sache pourquoi. » (Reviens, Draïssi ! Écrits sur la chanson, Le Condottiere, 190 p., 15 euros.)

[^3]: Là, par exemple : .Internet peut-il chambouler la campagne ? Thierry Crouzet, ingénieur informaticien, y croit très fort. Il le dit dans le Cinquième Pouvoir, comment Internet bouleverse la politique, Bourin éditeur, 284 p., 20 euros.

Edito Bernard Langlois
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