Dialogue et ouverture

Bernard Langlois  • 17 mai 2007 abonné·es

« Le Président Sarkozy. » J’ai beau m’entraîner, j’ai encore du mal à me le mettre en bouche. « Monsieur Nicolas Sarkozy, président de la République. » Bon sang, ça accroche ! Va pourtant falloir s’y faire. « Le chef de l’État, Nicolas Sarkozy… » Ça va aller, un peu de persévérance, que diable ! On a fini par digérer Chirac, non ? Ce n’est jamais que le même, en modèle réduit. En pire, je vous l’accorde : l’autre grand dadais, avec son vieux fond rad soc, avait encore cet air familier de nos politicards à l’ancienne. Avec le nouveau, là, on entre vraiment dans la modernité.

Celle d’Orwell, voyez ? Big Brother, la novlangue, tout ça. Vulgarité en prime.

Pour le moment, il est tout miel, notre nouveau Président. Rentré en pleine forme de cette petite croisière aimablement offerte par un de ses amis milliardaires : cadeau qui a fait « honte » à Alain Finkielkraut, mais qui ne semble pas gêner les Français, à en croire un sondage [^2]
.

Tout miel, et pressé de se mettre à l’ouvrage, avec la boulimie qu’on lui connaît. N’attendant même pas la passation officielle des pouvoirs, ni d’avoir fini de concocter un gouvernement, pour commencer à recevoir les dirigeants syndicaux. Un homme de dialogue, vous dit-on. Dialogue avec les partenaires sociaux ; et ouverture avec les politiques. En témoigne ce week-end à la Lanterne (drôle de nom pour cette villégiature versaillaise, apanage du Premier ministre, qui évoque la Carmagnole plutôt que la détente de fin de semaine…), enchaînant avec la « retraite » maltaise : c’est un vrai ballet de ministrables de tout bord qu’on a vu évoluer pendant ces deux jours et qui se poursuit depuis lundi à Paris ­ de Fillon à Sarkozy et de Sarkozy à Fillon ­ jusqu’à la résolution de cette quadrature du cercle qu’est toujours la composition d’une équipe gouvernementale.

Dont, cher lecteur, tu as peut-être déjà le fin mot ? À l’heure où j’écris, moi, j’en suis encore aux conjectures.

Pourquoi est-ce si compliqué ? Pourquoi même les plus fidèles soutiens du nouveau Prince sont-ils dans les affres ? Pourquoi tant d’éminentes personnalités passent-elles leurs journées (et leurs nuits) suspendues à leur portable ?

Parce que le Président Sarkozy (je commence à m’y faire…) a décidé : 1 ­ Que le gouvernement serait réduit à quinze têtes (en attendant, après les législatives, une fournée de secrétaires d’État) ; 2 ­ Qu’on y respecterait la parité (soit, en principe, sept femmes et huit hommes, ou lycée de Versailles) ; 3 ­ Que les « minorités visibles » devront en être (au moins une unité ; peu de chances pour que ce soit Azouz Begag…) ; 4 ­ Que les centristes ralliés (ceux qui ont lâché Bayrou dans la dernière ligne droite) y auront leur place ; et enfin, 5 ­ Qu’il comprendrait, autant que faire se peut, des transfuges de gauche (non, Sarko n’est pas sectaire, oui, c’est un homme de rassemblement qui va gouverner « pour tous les Français sans exclusive » ). Débrouille-toi avec ça mon Fillon, puisqu’il semble confirmé que le sénateur de la Sarthe sera bien l’hôte de Matignon.

On dirait du Hugues Aufray (chanteur français né à Neuilly-sur-Seine…) : « Comment fait-on entrer quatre éléphants dans une auto à toit ouvrant ? Réfléchissez un peu, c’est un jeu d’enfant. On en met deux derrière et les deux autres devant… Pends-moi, pends-moi… »

La liste

Or donc, lorsque Claude Guéant, très probable secrétaire général de l’Élysée, lira la liste, aux marches du Palais, sûr qu’il y aura des déçus dans le clan sarkozien. D’ailleurs, le chef a annoncé la couleur : « La fidélité, c’est pour les sentiments, l’efficacité, pour le gouvernement. »

Plutôt que de récompenser des fidèles dont il estime qu’ils n’ont d’autre choix que de le rester, Sarkozy préfère donc bétonner sa majorité présidentielle en la confortant sur ses flancs. Il distinguera bien quelques sarkozystes pur sucre, comme Xavier Bertrand, qui semble assuré d’un portefeuille (moins sûr pour Hortefeux ou Devedjian, pourtant proches parmi les proches, mais qu’on pourrait caser à d’autres postes clés, hors gouvernement : le parti ou le conseil général des Hauts-de-Seine, puisque le Président doit abandonner l’un et l’autre) ; avec prime aux dames, comme Roselyne Bachelot, Rachida Dati ou Valérie Pécresse, notamment ; mais il soignera en priorité les chiraquiens historiques, qui l’ont si longtemps combattu, et qu’il estime moins nocifs dedans que dehors : Juppé et Alliot-Marie en tout premier lieu ; mais aussi Donnedieu ou Barnier, Douste ou Copé, voire Baroin, sans compter deux autres poids lourds un peu à part, dont on parle beaucoup : Borloo et Seguin. Il entend aussi doter les centristes qui ont fait « le bon choix », soit de longue date comme Robien ou Santini, soit in extremis , comme Hervé Morin ou Maurice Leroy.

Mais la cerise sur le gâteau, la gourmandise espérée, le joyau de la couronne, serait le débauchage d’un socialiste, capé de préférence : des noms ont circulé tout le week-end. Le plus prestigieux, Hubert Védrine, n’est pas le plus probable : ce serait une superbe prise de guerre ; à défaut, on fera avec Kouchner, nettement moins gratifiant : sa popularité dans les hit-parades médiatiques n’a d’égale que son discrédit dans sa famille politique. On parle du french doctor au Quai d’Orsay, ce qui comblerait sans doute l’intéressé (mais probablement moins corps et haut personnel diplomatiques !) sans faire aucune peine à Washington, non plus qu’à Tel-Aviv. Curieuse façon d’en finir avec Mai 68, mais les voies du Seigneur sont impénétrables.

En tout cas, ce bon chrétien met l’Évangile en pratique : les premiers seront les derniers. Mais, pas de panique : il est plusieurs demeures dans la maison du maître ; et assez de sucreries à distribuer pour que personne ne se sente frustré trop longtemps.

Censure

Moins cool : cette nouvelle affaire de censure, révélée dimanche par Rue89, le tout nouveau site d’infos créé par des anciens de Libé ^3

Un article devait paraître dans le Journal du dimanche , qui racontait, preuve à l’appui (une photo de la feuille d’émargement), que Cécilia S. s’était abstenue d’aller voter au deuxième tour ; mentionnant en prime « de vifs échanges, dans la soirée [du 6 mai], au sein du couple ». Censuré donc, à la suite de pressions de l’entourage présidentiel auprès de l’ami (du « frère » ) Lagardère, patron de l’hebdo ; « Pas du tout , affirme Espérandieu, le directeur de la rédaction, supprimé de ma propre initiative. »

Censure ou autocensure : c’est toujours Anastasie ; et ça commence à faire beaucoup.

Tiens, puisqu’on en parle, quelques livres qui tournent autour de la question, celle des obstacles mis à la liberté d’informer. Ici, en France.

De Paul Moreira, un essai tiré de son expérience de journaliste et de producteur d’un magazine télévisé assez couillu : les Nouvelles Censures . De Dominique Lorentz, qui nous parle de ses ennuis lorsqu’elle a voulu raconter ce qu’elle savait sur les affaires nucléaires, d’ici et d’ailleurs : Des sujets interdits . Et un roman, bien fichu, d’Élisabeth Butterfly, grandement inspiré par les vicissitudes de l’ami Denis Robert (dont je vous signale au passage que le sien, de roman, la Domination du monde , sort cette semaine en poche) : l’Emmerdeur ([^4]).

N’oubliez pas : chers confrères, auteurs, lecteurs, nous avons besoin de nous serrer les coudes.

[^2]: Finkielkraut : « On ne peut pas se réclamer du général de Gaulle et se comporter comme Silvio Berlusconi. On ne peut pas […] prononcer des odes à l’État impartial et inaugurer son mandat en acceptant les très dispendieuses faveurs d’un magnat des affaires… » In « L’état de disgrâce », Le Monde du 11 mai. Notons que l’ensemble de la prestation offerte au nouveau chef de l’État par Vincent Bolloré est évalué à quelque 200 000 euros, une paille ! À la question : « Etes-vous choqué ? », 65 % des personnes interrogées ont répondu « non », selon un sondage CSA, institut dont le groupe Bolloré détient 44 % du capital. Honni soit qui mal y pense.

[^4]: Respectivement chez Robert Laffont, Les Arènes, et Florent Massot.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 7 minutes