Islam sous surveillance

Le politologue Vincent Geisser et le journaliste Aziz Zemouri passent en revue les politiques françaises face à l’islam. Et révèlent leurs constantes.

Denis Sieffert  • 10 mai 2007 abonné·es

Cela commence toujours avec les meilleures intentions du monde. Du général de Bourmont, conquérant l’Algérie par le fer et par le feu, à Nicolas Sarkozy, il s’agit d’« aider » les musulmans à exercer leur culte en toute liberté. C’est ce qu’on appelait autrefois la politique « des égards ». Et cela finit toujours par se gâter. Dès le 7 décembre 1830, les biens publics musulmans, dits habous , sont placés sous tutelle coloniale. Aujourd’hui, c’est le futur président de la République qui, encore ministre de l’Intérieur, se pique de philanthropie en proposant un financement public du culte musulman avant de dire le fond de sa pensée : laisser l’islam vivre sa vie, « ce n’est ni satisfaisant pour le culte, ni pour l’ordre public » .

Nous y voilà ! L’ordre public ! Car telle est la suprême ambiguïté que pointent le politologue Vincent Geisser et le journaliste Aziz Zemouri dans un ouvrage qui analyse l’histoire de cette relation entre la France et l’islam. Les musulmans sont perpétuellement en suspicion. Ils ne le sont pas seulement pendant les révoltes anticoloniales ou pendant les guerres d’indépendance, ils le sont jusque dans la banalité des jours ordinaires. Non pas en tant que colonisés suspects de vouloir leur émancipation, mais bien en tant que musulmans.

De ce point de vue, qu’elle soit de droite ou de gauche, la France change peu. Elle a l’obsession de surveiller les musulmans et de contrôler la pratique d’une religion que le fantasme colonial enveloppe de mystère. Toutefois, dire que les projets sont identiques serait faire fi des personnalités. Il y a fort heureusement quelques différences entre « l’humanisme républicain » d’un Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur de 1989 à 1993, et la proximité idéologique d’un Charles Pasqua (ministre de 1993 à 1995) avec les généraux algériens. Entre le « jacobin arabophile » Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Sarkozy. Mais tous ces locataires de la place Beauvau ont, à leur manière, tenté d’institutionnaliser l’islam en France pour en faire un « islam de France », sur le modèle de la représentation communautaire juive du Crif. Mais, si un Pierre Joxe, à qui les auteurs font crédit de sincérité, tenta d’aider les musulmans à échapper à la pesante tutelle algérienne, ni son successeur, Charles Pasqua, ni Nicolas Sarkozy n’ont eu ce souci. Bien au contraire. Le premier nommé eut surtout pour objectif de transformer les musulmans en instrument au service des relations franco-algériennes. Et le second pour son profit politique personnel. Quant à Jean-Pierre Chevènement, il s’est agi pour lui de faire muter l’islam de l’intérieur en « laïcité positive ».

Mais la grande originalité du livre de Geisser et Zemouri repose moins sur cette histoire critique de cette relation entre l’État et l’islam que sur la trame d’une autre histoire, la même en vérité, mais racontée par ses acteurs connus ou inconnus. Une histoire vue par les négociateurs de l’ombre de ces projets, et vue d’« en bas », c’est-à-dire par les « consultés ». </>

On croise là un Didier Motchane, homme de confiance de Jean-Pierre Chevènement, qui rêve d’un musulman athée, et qui voit dans ceux qui pratiquent leur religion des « illégitimes de la nationalité française ». Un André Damien, caricatural conseiller « aux cultes » (on ne sait comment cela doit se lire) de Charles Pasqua, qui témoignait de son expertise en affirmant publiquement : « Il faut toujours se méfier des Arabes »… D’autres, comme Alain Boyer ou Alain Billon, ont heureusement une tout autre approche.

Parmi les « consultés », on retrouve la gamme des réflexes des « blédards » conditionnés par une histoire tragique : depuis la hantise du piège jusqu’à la participation active. Le récit se peuple ici de portraits qui en disent long sur la difficulté de cette relation. Car, au fond, la République ne parvient jamais à aborder l’islam sans l’entourer d’un « cordon sanitaire laïque », ni les musulmans autrement qu’en leur demandant d’abjurer ce qu’ils sont. L’épisode de la commission Stasi, sur lequel les auteurs reviennent évidemment longuement, est à cet égard édifiant. Ce livre, à la fois historique et sociologique mais d’un abord simple, constitue au total une pénétrante analyse des représentations dominantes.

Idées
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