L’homme qui a bradé son pays

Fabriqué par les Occidentaux, Boris Eltsine a permis la conquête de la Russie par l’ultralibéralisme. Portrait.

Claude-Marie Vadrot  • 3 mai 2007 abonné·es

Deux ex-présidents des États-Unis sont venus rendre hommage à Boris Eltsine, mort le 23 avril à 76 ans, car ils lui sont reconnaissants d’avoir ouvert la Russie au capitalisme sauvage après avoir achevé l’URSS. Sous son règne, tout le pays a été privatisé et vendu à des citoyens, en général dignitaires du Parti dissous, alors qu’il était impossible d’accumuler une fortune dans ce pays où, excepté pour des restaurants et de petites coopératives autorisées par un oukase de Gorbatchev en 1986, la propriété privée des entreprises n’existait pas. Boris Eltsine aura donc permis le vol organisé et le pillage du pays, après avoir réduit à néant, par populisme et démagogie, l’espoir de Mikhaïl Gorbatchev de réformer l’URSS en profondeur.

Mon premier souvenir de Boris Eltsine date du printemps 1988, quand j’ai préparé avec lui sa participation à une émission de France 2. La séance fut d’abord consacrée à la consultation des magazines montrant le maître de maison. Le vieil ivrogne était amoureux de l’image que lui renvoyait la presse étrangère, qui lui attribuait le titre de « chef de l’opposition démocratique » . L’ancien apparatchik de Sverdlovsk, l’homme qui, à la fin des années 1970, faisait exiler en Sibérie des journalistes du Travailleur de l’Oural, était fasciné par sa gloire.

« Méfiez-vous de cet homme, que les journalistes russes et occidentaux ne cessent de porter aux nues , me dit un jour de 1989 l’académicien Andreï Sakharov, député au Soviet suprême *, car il est dangereux et n’arbore que les oripeaux de la démocratie. N’oubliez pas d’où il vient, n’oubliez pas la terreur qu’il faisait régner dans sa région, n’oubliez pas que c’est lui qui a fait raser, en 1976, la maison Ipatev où furent tués le tsar et sa famille, sous prétexte que des gens y venaient en pèlerinage. »*

Aux premières heures du putsch qui tenta de renverser Gorbatchev, prisonnier dans sa datcha officielle de la mer Noire, Eltsine, élu depuis deux mois à la tête de la Fédération de Russie, grimpa sur un char pour lire une proclamation que nul Soviétique n’entendit. L’histoire fit le tour du monde, alors qu’au pied du char il n’y avait que quelques journalistes et une centaine de badauds. Par la grâce de CNN, cette proclamation au peuple fit d’Eltsine un héros international. Elle venait en fait d’être rédigée par une boîte de communication américaine, qui avait préparé la mise en scène du blindé. Témoin de cette scène (à la limite du ridicule car, au même moment, Moscou continuait à vivre normalement), je ne pouvais, alors, imaginer le retentissement qu’elle aurait.

Nul n’a jamais pu expliquer par quel miracle Boris Eltsine a pu parvenir au centre de Moscou depuis sa résidence de banlieue, à une vingtaine de kilomètres de la ville, sans être arrêté par les putschistes qui avaient pris le contrôle des médias, de l’armée et de la police. Nul n’a jamais pu expliquer non plus ce qu’il faisait deux jours plus tôt dans une réunion secrète regroupant, à Alma-Ata (au Kazakhstan), quelques-uns des putschistes et les responsables des républiques d’Asie centrale. Je reste persuadé qu’Eltsine faisait partie du coup d’État et qu’il a ensuite roulé ses compagnons de complot, lesquels n’ont d’ailleurs jamais été jugés.

En 1993, Eltsine a fait tirer au canon sur le Parlement (régulièrement élu) en rébellion. Toujours devant les caméras de CNN. Les obus tombant sur cette « Maison Blanche » et la fusillade nocturne autour des installations de la télévision ont causé des centaines de morts.

Quittant le pouvoir le 31 décembre 1999, malgré la promesse de Vladimir Poutine et de l’ex-KGB qu’il n’y aurait aucune poursuite pour corruption contre lui, Eltsine a demandé pardon aux Russes, mais sans préciser pourquoi. En quelques années, il avait réussi à faire croire à ses concitoyens que la démocratie consistait à gagner des fortunes sur le dos des autres et à installer les mafias dans l’économie. Ruinant ainsi les aspirations démocratiques de la population.

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