Le sondé, espèce volatile

Ceux qui sont influencés par les sondages sont surtout ceux qui les font, assure Patrick Lehingue, professeur de science politique à Amiens, dans un essai récent.

Jean-Baptiste Quiot  • 12 juillet 2007 abonné·es

Les sondages influencent d’abord ceux qui s’en servent. Telle est l’une des thèses soutenues par le politologue Patrick Lehingue dans un essai paru avant les dernières élections [^2]. Pour expliquer une décision électorale tardive et le bouleversement des tendances, note-t-il, les sondeurs accusent la « volatilité » des électeurs. Celle-ci serait la conséquence de l’émergence d’un nouvel électeur, plus mobile et plus rationnel. Les instituts de sondage ont ainsi recours au concept libéral de l’individu égoïste et stratège, décidant de son vote de manière ludique. Le résultat d’une élection n’est plus la conséquence d’un rapport de force social mais le résultat hasardeux des stratégies particulières, dans lesquelles les sondages auraient une immense influence.

Pour regrouper certaines de ces stratégies et expliquer les rebondissements des enquêtes, les sondeurs ont construit des concepts qu’il n’est pas inutile de présenter. Avec « l’effet bandwagon », par exemple, une fraction du corps électoral modifierait ses intentions de vote et rallierait le camp des présumés vainqueurs. Inversement, « l’effet underdog » suppose des électeurs charitables qui décideraient, sur la foi des enquêtes d’opinion, de venir à la rescousse des candidats les plus mal lotis. En France, cette thèse est illustrée par l’exemple de la présidentielle de 1995, dans laquelle Jacques Chirac était donné largement perdant. Le « free will effect » serait l’apanage de certains électeurs motivés à voter de manière à démentir les prédictions effectuées par les sondages, afin de stigmatiser l’arrogance des sondeurs et d’affirmer leur autonomie ou la souveraineté du corps électoral. Cette explication a été avancée pour le séisme de 2002.
Autre comportement invoqué : le vote rationnel de ceux qui anticipent les anticipations des autres votants. Les sondages étant censés réduire les incertitudes qui, comme pour tout marché, affectent les transactions électorales, les électeurs stratèges et consommateurs utiliseront ces « données » pour réorienter leurs « placements » électoraux et maximiser leur utilité électorale.

Pour Patrick Lehingue, « il faut une bonne dose de naïveté pour penser que les déconvenues des candidats doivent tout ou presque aux comportements stratégiques des électeurs et rien aux manières dont les candidats ont pu concevoir leurs campagnes ». Ces effets ne sont à ses yeux que des « concepts écrans », « notions incertaines, mais dont le pouvoir d’évocation est tel qu’il dispense de rechercher les causes de phénomènes que ces notions désignent ». Concepts qui tendent à dissimuler la difficulté éprouvée à dégager une influence des sondages.

Le « third-person-effect » est sur ce point révélateur. C’est la disposition à considérer que les médias ou les sondages exercent des effets massifs sur les autres, mais marginaux sur soi-même ! En mars 2002, 50 % des enquêtés estimaient que les sondages publiés pendant la campagne en cours auraient une influence sur le vote des Français, mais 13 % seulement reconnaissaient cette influence sur leur propre vote. Cette projection, remarque Patrick Lehingue, est plus « prononcée chez les individus disposant de la plus forte compétence politique, des niveaux de diplômes les plus élevés ou des positions sociales les plus avantageuses. Ce sont ceux qui prétendent être autonomes et dégagés de toute pesanteur sociale qui accusent le plus les autres de subir les influences des sondages. Pour rechercher cette influence, il faut donc retourner la question à ceux qui la posent et qui sont les premières victimes consentantes d’influences qu’ils s’acharnent à débusquer chez les autres. Forme classique d’ethnocentrisme de classe dénié ».
Les « victimes consentantes » des sondages seraient donc moins le peuple ignorant que ses élites, à savoir les sondeurs et les politologues, les journalistes et les responsables politiques.

[^2]: Subunda. Coups de sonde dans l’océan des sondages, éditions du Croquant, mars 2007, 267 p., 18,50 euros.

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