« Une culture de rupture se met en place »

Pour l’historien René Mouriaux*,
en dépit d’oppositions sociologiques et culturelles, un contexte
de crise sociale a poussé au rapprochement entre étudiants et ouvriers.

Thierry Brun  • 26 juillet 2007 abonné·es

L’émergence du mouvement social se construit avec l’opposition à l’autoritarisme et à la politique libérale du gaullisme avant les événements de Mai68. Mais dans quelles conditions~?

René Mouriaux~: Divisée, financièrement exsangue, numériquement squelettique, l’Unef n’en demeure pas moins le seul syndicat étudiant connu et reconnu. Les mouvements de jeunesse sont en crise, en particulier au sein de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et de l’Union des étudiants communistes (UEC). Il y a donc une jeunesse qui n’a plus d’organisation idéologique qui lui convienne. Cela va aboutir à une jonction circonstancielle et diplomatique entre le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier.

Ce dernier n’est pas à l’arrêt. En 1966, l’accord d’unité d’action du 10 janvier entre la CFDT et la CGT a réveillé les capacités ouvrières de mobilisation. C’est un tournant. Pour la première fois depuis 1947, on assiste à un rapprochement syndical, et il se fait sur une base revendicative réelle mais sans prolongement stratégique, comme en 1936 ou à la Libération, de telle sorte qu’il y a des tensions, notamment dans le rapport au politique.

Àcette époque, la CGT a une stratégie d’union de la gauche, et elle se fait le porte-voix du parti communiste dans cette partition. La CFDT, elle, n’a pas de pendant politique qui lui convienne et ne se reconnaît pas dans la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS), créée sous l’impulsion de François Mitterrand en décembre 1965. Elle est plutôt proche du parti socialiste unifié (PSU) de Marc Heurgon et de Michel Rocard, qui ne représente pas grand-chose sur le plan électoral et parlementaire. La CFDT est donc handicapée et elle ne veut pas être submergée par la CGT.

En dépit de tiraillements, l’unité d’action tient parce que le patronat est à l’offensive. Le CNPF refuse la négociation. Il adopte une « charte libérale » en 1965, réclamant une politique d’assouplissement des contraintes étatiques et du code du travail. En 1967, des réformes de la Sécurité sociale sont mises en place par ordonnances~: elles suppriment les élections et minorent le poids des syndicats dans sa gestion. C’est aussi à ce moment-là que la Sécu est scindée en trois caisses censées ­déjà~!­ régler le problème des déficits.

Parlait-on aussi de montée du chômage~?

On est dans un contexte de blocage et de contre-réforme, auquel il faut en effet ajouter la montée du chômage avec le plan de stabilisation de 1963 mis en place par Valéry Giscard d’Estaing, à la fin de la guerre d’Algérie. La France, pays d’immigration depuis 1945, avait résolu ses problèmes de main-d’oeuvre pendant la phase de la reconstruction puis dans la phase proprement dite d’expansion par le recours à la main-d’oeuvre « étrangère » et aux agriculteurs victimes de l’exode rural. Poursuivi trop longtemps, le plan de stabilisation provoque une montée du chômage à près de 300~000personnes en 1968 et suscite manifestations et grèves. Le VePlan (1966-1970) situe le seuil d’alerte pour l’emploi à 2,5 % de la population active pendant trois mois consécutifs, et, en 1967, Georges Pompidou dira~: « 500~000chômeurs, ce sera la révolution en France~! »

Les ingrédients d’un mouvement social sont-ils réunis~?

En tout cas, se met en place une culture de rupture et de rapports de force, avec des manifestations importantes avant 1968. En 1966, je travaille avec Jacques Capdevielle à l’étude des manifestations et des mouvements dans les villes de Lyon et de Grenoble. On y constate une très forte conflictualité. Nous disions à l’époque~: « Il y a un climat de Front populaire~! » Rappelons aussi qu’avant les événements, le monde du travail se donne rendez-vous dans les rues de Paris le 1er mai 1968, pour la première fois depuis l’interdiction de 1954. Cent mille personnes défilent dans la capitale et, signe des temps, au moment de la dispersion, des affrontements ont lieu entre la CGT et les gauchistes.

Les ingrédients sont là, en effet. La conjonction de ces mouvements se fera après les barricades, lors de la manifestation du 13 mai. Les contacts entre la CGT, la CFDT et l’Unef sont certes difficiles. Mais l’entente entre Eugène Descamps [secrétaire de la CFDT] et Georges Séguy [secrétaire général de la CGT] a, dans un premier temps, contribué à éviter les tensions. Ils se consultent et se rencontrent secrètement. Ils vont ensemble au siège de l’Unef pour préparer le 13 mai, moment charnière dans le développement du mouvement ouvrier.

Les grèves débutent à Nantes-Bouguenais avec les travailleurs de l’aéronautique. Un syndicat FO d’inspiration lambertiste se prononce pour la grève générale dans les entreprises de Sud-Aviation. Un processus d’extension s’enclenche. Au cours de cet élargissement, la CFDT va s’appuyer sur les étudiants pour compenser sa relative faiblesse à l’égard de la CGT. La CGT impulse aussi le mouvement dans le privé avec la grève des cheminots qui contraindra les entreprises à se mettre au chômage technique et en grève.

À partir de là, quelle issue se dessine pour le mouvement social~?

Il n’y a pas d’issue politique et pas d’entente entre le PCF et la FGDS. La grève reste sans débouché politique. D’un côté, les gauchistes veulent faire tomber le gouvernement. De l’autre, la CGT ne pense pas que cela soit possible. Donc, il faut négocier. Les syndicats sont d’accord, y compris la CFDT. Des négociations sont organisées non pas à Matignon mais au ministère du Travail, rue de Grenelle, qui symbolisent le refus gaulliste de répéter le Front populaire. Et il n’y a pas d’accord signé le 27 mai, mais un relevé de conclusions porté à la connaissance des salariés. Le « constat » de Grenelle est présenté à Renault-Billancourt et est mal accueilli par la base.

Un autre épisode montre que la gauche est profondément divisée. Le 27 mai est le jour du fameux meeting du stade Charléty. Pendant les négociations, Georges Séguy est prévenu qu’une manifestation y est organisée avec les gauchistes, la CFDT et les étudiants. Georges Pompidou lui dit~: « Vos petits amis ne vous simplifient pas la vie. » Dans l’après-midi, le meeting de Charléty décide de la poursuite du mouvement, alors que la CGT a opté pour l’achèvement de Grenelle par branches et par entreprises.

Le mouvement ouvrier obtient pourtant de la réunion de Grenelle des acquis significatifs…

Plus de 30 % d’augmentation du Smic, ce n’est pas négligeable~! Le relevé de conclusions contient aussi la promesse de négociations sur la réduction du temps de travail et la création de la section syndicale d’entreprise. Le droit syndical est donc puissamment renforcé. Chez les étudiants, les occupations vont buter sur les congés d’été. Mais, par rapport à l’importance du mouvement ­6 à 8 millions de salariés mobilisés au moment le plus fort­, les avancées de 1968 sont très inférieures à celles de 1936. En 1936, la gauche était au pouvoir. Mai68 n’a pas eu l’efficacité qu’il aurait pu avoir. Ce débat continue~: dans des conditions fort dissemblables, depuis 1995, se manifeste un mouvement social polymorphe, inventif, capable d’impliquer une large partie de la population, mais pas une vraie gauche.

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