Je me souviens de Sarcelles et des Solex…

De 1950 à 1970, Paul Almasy livre un tableau de la France au quotidien. Un album légendé par Bernard Chambaz rassemble certaines de ces images humanistes, sans flonflons nostalgiques.

Jean-Claude Renard  • 20 septembre 2007 abonné·es

Derrière les palissades placardées de publicités, une grue s’élève au-dessus d’une longue barre d’une dizaine d’étages. Elle rajoute une couche de béton sur la masse. Deux pages plus loin, le Cnit, bientôt palais des industries et des techniques, s’extirpe des limbes. Dentelles d’échafaudages, chapiteau de béton aux allures de temple dorique. Une silhouette se tient en haut de l’échafaudage central, isolée dans ce formidable Meccano de ferrailles. Les deux images donnent le ton de ces Vingt Glorieuses, rassemblant deux cent dix photographies en noir et blanc de Paul Almasy (1906-2003), légendées par Bernard Chambaz comme autant de « Je me souviens ». Le sous-titre est une autre indication : « La vie quotidienne en France 1950-1970 ». Photographe hongrois, Almasy a traversé le siècle derrière un objectif, fixant ici et là l’essentiel et l’anecdotique. Puisé dans un fonds d’archives considérable, avec plus de 120 000 négatifs, le sujet pouvait tomber dans l’escarcelle de la nostalgie, bal musette, quinquina et Carambar à cinq centimes. Il y a bien quelques clichés qui font clichés, précisément. Des gosses chahuteurs, le doux manège d’autrefois et le Solex. Mais Almasy s’inscrit loin de ces instantanés joyeux de la vie quotidienne, de ces parfums gnangnan d’un passé encore proche. Il pratique une photographie d’information(s), selon une vision sociale et humaniste ­ en cela proche de Robert Doisneau.

Les années 1950 et 1960 sont celles de la construction, et reconstruction. Tout s’électrifie, s’accélère, s’automatise, se démultiplie. « C’est moderne : tout communique » , s’écriait Mme Arpel à l’oncle Hulot de Jacques Tati. La ville nouvelle rogne les derniers arpents de terre. La banlieue voit s’édifier quelques baraques de fortune, briques et torchis aux pieds des tours. Sarcelles est un vaste chantier, Champigny étend son bidonville jusqu’aux pieds d’autres tours, Tancarville fait le grand écart. Paul Almasy trimbale son appareil au milieu des parpaings, des chantiers pour des plans larges, en profondeur. Les mutations s’étirent le long de ses pellicules, en route pour un univers de cages à poules et de consommation.

Quand le photographe se rapproche de « ses personnages », l’objectif se cale dans l’âpre simplicité. Chez Simca et comme ailleurs, les ouvriers qui se confondent avec leur travail, un ingrat labeur dans la matière obscure, éclairée par la lumière de l’ouvrage. Mélange de brumes, de vapeurs flottantes, de sueur et d’huile de coude. De refuges en foyers d’immigrés, on fait encore la queue pour remplir des bidons d’eau. Tout un bastringue laborieux, avec ses humbles rejetés par une société conquérante mais au centre de l’objectif du photographe. Des images qui rappellent que la gloire n’a pas été pour tout le monde.

Au diapason des temps de mutations, Almasy propose là une photographie en mouvement. Une photographie qui surtout possède son poids de récit. Dans l’argentique, la chronique. Chaque image raconte ainsi une histoire, s’installe volontiers dans une narration possible. Le sismographe des bouleversements sociaux ne fait pas qu’informer, il devient auteur.

Culture
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