« La souffrance vient de la perte de sens »

Pour la sociologue Fabienne Hanique*,
le mal-être provient en majorité
d’un conflit
de valeurs,
d’un sentiment d’insuffisance ou d’échec
et d’exigences contradictoires

Pauline Graulle  • 4 octobre 2007 abonné·es

Est-il difficile d’évaluer la pénibilité aujourd’hui ?

Fabienne Hanique : Si l’on se réfère à l’imaginaire dominant de la pénibilité, qui s’est fondé sur le modèle du monde industriel ouvrier, alors, certes, elle est difficile à « voir ». Par exemple, construire des voitures dans les années 1970, c’était de la poussière, du bruit… Maintenant, l’environnement de la production ressemble davantage à un laboratoire : c’est propre, les salariés ont des gants, etc. Il y a eu une esthétisation du monde du travail. Mais ce qu’on ne voit pas, c’est l’intensification de la cadence. La pénibilité n’a pas disparu, bien au contraire, mais elle ne coïncide plus avec nos représentations préconstruites. À partir du moment où l’emploi s’est tertiarisé en France, et qu’on a vu l’augmentation significative du nombre de « cols blancs » sur le marché (dans les années 1960, près d’un actif sur deux était ouvrier ; aujourd’hui, 70 % de la population travaillent dans le secteur tertiaire), on ne peut plus utiliser les mêmes référents pour penser la pénibilité.

Où se niche-t-elle maintenant ?

Dans l’organisation même du travail. Celle-ci ne se contente plus de mobiliser les compétences techniques et cognitives du salarié ­ le savoir-faire ­, mais exige qu’il « s’investisse », qu’il fasse preuve d’adaptabilité, de polyvalence, de flexibilité… Elle mobilise le « savoir-être ». Et cela vaut pour les cadres supérieurs comme pour les prétendus exécutants. Dans le même temps, on note un retrait de la prescription du travail portant sur les modalités du faire, au profit d’une intensification du contrôle sur les objectifs. Autrement dit, les entreprises demandent aux travailleurs de réaliser des objectifs, mais ne leur donnent pas nécessairement les moyens pour les atteindre : « Débrouillez-vous pour faire ce qui est attendu » , disent-elles implicitement.

On pourrait penser que cela donne davantage de liberté au salarié…

Certains salariés vivent effectivement comme une marque de gratification cet élargissement de la mobilisation. Mais la situation devient problématique quand le travail du salarié consiste à arbitrer en permanence des injonctions paradoxales produites par l’organisation elle-même.

Le cas le plus fréquent, c’est lorsque l’organisation introduit des contraintes de rentabilité dans une activité de service public. C’est le cas à La Poste, où il est simultanément demandé aux guichetiers de développer une relation de confiance avec les clients et de leur vendre des produits pas nécessairement « rentables ». C’est le cas à l’hôpital, où il est demandé à la fois rapidité et qualité de soin. Les salariés se retrouvent donc à transgresser l’objectif de service public pour l’objectif commercial, l’objectif de qualité pour celui de la rapidité, et inversement… Ils sont dans une situation insolite où travailler contre l’organisation revient à travailler pour la performance de l’organisation. Cela devient encore plus difficile lorsque la transgression nécessaire à la réalisation de l’objectif expose le salarié à une faute ou à une défaillance entraînant une sanction.

C’est donc la peur de la sanction qui fait souffrir ?

Plus que de la sanction, la souffrance provient du conflit de valeurs résultant de l’obéissance à des injonctions avec lesquelles on n’est pas en accord, ou encore du sentiment d’insuffisance ou d’échec qui survient immanquablement dans le piège des exigences contradictoires produites par l’organisation. Dans les deux cas, le salarié vit l’épreuve d’une remise en cause de ce qui fonde sa conception du travail « bien fait ». La souffrance naît alors de la perte de sens du travail. Au quotidien, ces tensions peuvent générer une dévalorisation de soi qui, a minima , se traduit par un sentiment de honte pas toujours exprimable. Parfois, elles conduisent le salarié dans une spirale dépressive.

Comment s’en sortir ?

Le collectif sur le lieu de travail a été très malmené par les avatars du management actuel (individualisation, reconnaissance au mérite, culte de l’urgence…). Il faut donc restaurer le collectif, qui permet au salarié de ne plus être renvoyé à lui-même, de verbaliser la souffrance, de progressivement redonner du sens. Le collectif peut alors constituer un pôle de résistance pour défendre la personne prise en « flagrant délit » d’échouer à régler le système paradoxal de l’organisation. Une autre possibilité conduit à poser, au plus haut niveau de l’organisation, les limites de ce système managérial… Utopique ? Peut-être. Reste qu’aujourd’hui certaines entreprises s’interrogent sur sa rentabilité réelle. Et peu à peu, se dessine l’idée de « performance durable ».

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