Le roman vrai d’Al-Qaïda

Après cinq années d’une enquête minutieuse, le journaliste américain Lawrence Wright a reconstitué dans « la Guerre cachée » toute la généalogie de l’organisation de Ben Laden.

Denis Sieffert  • 18 octobre 2007 abonné·es

Que s’est-il passé le 11 août 1988 ? Ne cherchez pas, vous ne trouverez trace nulle part de l’événement. Il fait partie de ceux qui ne prennent sens que plus tard. C’est en effet ce jour-là, quelque part à Peshawar, au Pakistan, qu’une poignée de « jihadistes » ont décidé de fonder Al-Qaïda, « la base ». Dans son livre-enquête, la Guerre cachée , paru ces jours-ci en français, le journaliste américain Lawrence Wright nous plonge comme si nous y étions dans cet étrange complot. Il y a là un certain Abdallah Azzam, un religieux palestinien décrit comme très charismatique. C’est lui qui avait lancé la fatwa marquant le début de l’engagement arabe contre l’invasion soviétique en Afghanistan. À ses côtés, deux anciens policiers égyptiens, un ancien officier de l’armée irakienne, deux Saoudiens, l’un formé aux États-Unis et un autre encore inconnu mais qui porte le nom d’une famille de banquiers : Ben Laden. Si Azzam est bien le personnage central de cette assemblée, ce n’est pas lui dont les autres scrutent le regard au moment des décisions. Mais bien le timide et effacé Ben Laden. Chacun est conscient que c’est lui qui détient le nerf de la guerre. À partir des notes griffonnées par l’un des protagonistes, Lawrence Wright nous donne l’une des clés de ce personnage énigmatique. Il ne pèse ni par sa rhétorique ni par son autorité. C’est parce qu’il est le financier sans qui rien ne peut se faire que Ben Laden supplante ses compagnons de jihad, qui sont aussi parfois peut-être ses rivaux.

Illustration - Le roman vrai d’Al-Qaïda


Au Maroc, des « jouets » représentant George W. Bush et Oussama Ben Laden. SENNA/AFP

À l’ordre du jour de la très discrète réunion de Peshawar, l’attitude à adopter face à la guerre civile qui couve en Afghanistan. Et, plus généralement, la structuration de l’organisation qui vient victorieusement de prêter main forte à la résistance afghane contre l’Union soviétique. Mais la vérité, c’est que cet Al-Qaïda naissant n’a pas grand-chose à voir avec l’organisation terroriste qui commettra les attentats du 11 septembre 2001. Le contexte est encore très différent. Avec le recul, on pourrait même s’étonner de la sympathie de nos jihadistes pour les États-Unis. Tout au long des trois années qui ont suivi la création d’Al-Qaïda, Ben Laden, si l’on en croit le récit de Lawrence Wright, ne tarira jamais d’éloges pour les Américains. Alliés au nom du principe « les ennemis de nos ennemis sont nos amis », les jihadistes et l’hyperpuissance ont d’abord bien sûr fait cause commune en Afghanistan. C’est l’anticommunisme (ou l’antisoviétisme) qui scelle leur accord. Depuis quelques années, déjà, un homme incarne ce rapprochement de raison : Tourki, le fils cadet du roi Fayçal d’Arabie Saoudite. Formé à la Lawrenceville School et à l’université de Georgetown, il devient au début des années 1980 chef du renseignement saoudien. Mais il a aussi été ambassadeur du royaume wahhabite aux États-Unis. C’est lui qui inspire la création d’Ittihad-e-Islami (l’Alliance islamique), mouvement financé par Ben Laden et par la CIA. La croisade, menée côté américain au nom de l’anticommunisme et du pétrole, l’est côté arabe au nom de la « défense des terres musulmanes » . C’est d’ailleurs le titre d’un ouvrage signé Abdallah Azzam. C’est au nom de ce même impératif religieux que la collusion entre les jihadistes, la monarchie saoudienne et les États-Unis va voler en éclats.

L’épisode est connu, mais le mérite de Wright est de le reconstituer dans un récit à la trame serrée. Il s’agit du débat qui oppose Ben Laden au régime saoudien sur l’opportunité d’accepter l’installation de bases américaines en Arabie au moment de la première guerre d’Irak, en janvier 1991. Après avoir fait croire à une menace d’invasion de l’Arabie par les troupes de Saddam Hussein, les services américains se sont offerts en protecteurs. Ben Laden plaide vigoureusement contre cette installation. Il propose même d’engager sa milice contre l’armée irakienne. Mais son offre dérisoire ne fait pas le poids face aux garanties américaines. Le régime saoudien cède à la pression de Washington. Et la suite donnera raison à Ben Laden : les bases américaines ne seront jamais démantelées. La rupture est consommée entre le chef d’Al-Qaïda et Riyad. Elle est consommée aussi avec les États-Unis. Le mouvement terroriste anti-américain et anti-occidental est né. La suite appartient à une histoire connue. Mais Wright nous en dévoile les plis les plus secrets. À l’aide des centaines de témoignages recueillis, autant côté jihadiste que des renseignements américains, il transforme cette « guerre cachée » en roman. On est parfois stupéfait du luxe de détails échappés des réunions les plus secrètes. Mais l’aspect quasi romanesque ne va jamais à l’encontre de la vérité historique. Elle l’étaye au contraire. Al-Qaïda, née au croisement de réalités géopolitiques et religieuses, cesse ici d’être un objet irrationnel. Même si ses actes sont fous, le mouvement de Ben Laden est réinscrit dans une rationalité historique précieuse à une époque où notre Occident a trop tendance à opposer sa propre déraison à la déraison des jihadistes.

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