Une demande de gauche

Denis Sieffert  • 25 octobre 2007 abonné·es

En dépit d’une mise en condition médiatique sacrément déprimante, menée sur le mode « l’opinion est hostile, le mouvement est voué à l’échec » , la journée de grève du 18 octobre a été un incontestable succès. Il n’aurait fallu qu’un mot des dirigeants syndicaux pour qu’elle prenne une tout autre tournure. Il n’est d’ailleurs pas dit qu’on en restera là. Mais la suite, on le sait aujourd’hui, n’interviendra pas avant la mi-novembre. Le 20 peut-être, puisque les sept fédérations de fonctionnaires ont choisi cette date pour leur journée d’action en défense des « salaires, de l’emploi et du service public » . Toute la question est de savoir si un prolongement de la mobilisation pour la défense des régimes spéciaux de retraite, prévu pour cette même période, pourrait fusionner avec le mouvement des fonctionnaires. Pas sûr ! Imaginez pourtant le ridicule de deux grèves nationales, l’une dans toute la Fonction publique, l’autre limitée aux transports, qui ne convergeraient pas. Hélas, le ridicule n’est pas inimaginable. Car, le moins que l’on puisse dire est qu’il y a, à gauche, des politiques que la perspective d’une épreuve de force avec le gouvernement n’enchante pas. Mais il est non moins évident que l’envie d’en découdre est très forte parmi les salariés. Pour preuve : la mobilisation de la semaine dernière a finalement été plus massive qu’elle n’avait été au début des grandes grèves de décembre 1995. Sans doute parce qu’à la RATP, comme parmi les cheminots, chacun avait conscience que, par-delà les revendications, l’affrontement avait une composante politique.

Xavier Bertrand a beau ne pas aimer la comparaison, le souvenir de Margaret Thatcher, au début des années 1980 en Grande-Bretagne, hante les esprits. À l’époque, la défaite des mineurs avait fait exploser les lignes de résistances. La vague ultralibérale avait ensuite submergé la société britannique. Peu ou prou, c’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui en France. La compréhension de ces enjeux compte pour beaucoup dans la motivation des salariés. Elle pèse aussi ­ mais en sens inverse ­ sur certaines directions syndicales. Il convient toutefois de distinguer entre les réflexes catégoriels et des oppositions idéologiques plus profondes, même si les deux se mêlent pour affaiblir le mouvement. Côté catégoriel, il y a ce syndicat des agents de conduite de la SNCF (Fgaac) qui appelle ses adhérents à la reprise après avoir grappillé quelques concessions (voir page 18). Celui-là est dans le déni de politique. Cette façon de faire ne serait pas critiquable dans un autre contexte, hors d’un mouvement d’ensemble. Il est évidemment très discutable aujourd’hui. Mais une autre logique est encore plus dévastatrice. Elle est l’apanage de dirigeants qui, au fond, ne désapprouvent pas les mesures gouvernementales. C’est le cas principalement de la CFDT. Cette centrale, toujours proche de la direction du Parti socialiste, partage l’analyse des principaux dirigeants de la rue de Solferino, qui, eux-mêmes, font porter leurs critiques sur la forme plus que sur la « réforme ».

Dans le peu de politique qu’elle fait, Ségolène Royal donne un aperçu caricatural de cette pensée : « Conduire un pays moderne à la grève est la marque d’un pays mal gouverné » , dit-elle dans un entretien à Libé. Ah, si le gouvernement avait été plus habile ! On ne saurait être plus discret sur le fond du conflit. Et moins chaleureux dans le soutien aux grévistes. Ces quelques mots éclairent les considérations apparemment tactiques : l’apologie de l’alliance avec le Modem du libéral François Bayrou ; ou la référence admirative aux « démocrates » italiens (il n’est plus même question de « gauche ») réunis autour de Walter Veltroni. On ne peut soutenir un mouvement social dont on ne partage pas les valeurs. Autrefois, les « gauchistes » parlaient volontiers de « trahison » des dirigeants syndicaux. Le mot serait aujourd’hui impropre. François Chérèque, le patron de la CFDT, a tout simplement une conception globale de la société qui le rapproche davantage de François Bayrou ou de Xavier Bertrand que des cheminots ou des enseignants. Enfin, il y a le cas de la CGT. Ses dirigeants craignent de s’engager dans un conflit qu’ils croient perdu d’avance parce que l’« opinion » serait hostile. Ainsi, que ce soit par adhésion aux thèses néolibérales ou par conviction que ces thèses l’ont déjà emporté, le comportement de certaines centrales renvoie au délitement de la gauche politique. On peut en conclure que le mouvement social part avec un lourd handicap. Mais on peut aussi en déduire que le mouvement social ­ celui-ci ou un autre ­ met en évidence une « demande de gauche » politique qui n’est pas seulement un impératif électoral, mais idéologique et social. C’est-à-dire vital pour le devenir de notre société.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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