L’opposition fantôme

Alors que les conflits sociaux se multiplient, le principal parti de la gauche est tout juste capable de critiquer « la méthode Sarkozy ». Raisons d’une démission.

Michel Soudais  • 8 novembre 2007 abonné·es
L’opposition fantôme

À l’état de grâce succède la résistance. Que ce soit pour protester contre la réforme des régimes spéciaux de retraite, contre les réductions d’effectifs dans la Fonction publique, pour la défense des conditions de travail ou du pouvoir d’achat, plusieurs grèves et manifestations sont programmées au mois de novembre. Sans parler de la contestation qui monte dans les universités contre la loi Pécresse adoptée cet été. Après le succès de la journée de mobilisation du 18 octobre et le débrayage des hôtesses et de stewards d’Air France, la multiplication des conflits sociaux marque la fin de six mois d’anesthésie post-électorale.

Illustration - L’opposition fantôme


Lors des élections législatives, en juin 2007. BUREAU/AFP

L’ouverture des hostilités à la réforme des régimes spéciaux est annoncée pour le 13 novembre à 20 h, avec le début d’une grève reconductible à la SNCF, à l’appel de six des huit fédérations syndicales de cheminots (CGT, SUD Rail, Unsa, FO, CFTC, CFE-CGC). À la RATP, seul SUD avait déposé un préavis de grève reconductible, mais six autres syndicats envisageaient de faire de même, si le gouvernement ne bouge pas. À EDF-GDF, FO et la CGT, majoritaires dans le secteur, appellent aussi à la grève le 14 novembre, trois autres fédérations attendant encore que le gouvernement revoie « sa copie » . Enfin, c’est aussi contre la réforme de leur régime spécial de retraite que les personnels techniques de l’Opéra de Paris ont déposé un préavis de grève, avec effet le 13 novembre.

Le 20 novembre, c’est au tour des sept fédérations syndicales de fonctionnaires et des cinq fédérations de l’Éducation nationale d’appeler à la grève et à une journée d’action contre les réductions d’effectifs et pour les salaires. Cinq fédérations syndicales des postes et télécommunications (CGT, CFDT, SUD, FO et CFTC) appellent, elles aussi, les salariés de La Poste et de France Télécom à débrayer, pour l’emploi, le pouvoir d’achat, le service public, les conditions de travail, et contre les restructurations.</>

Le 29 novembre, le Syndicat de la magistrature (SM) et trois principaux syndicats de fonctionnaires de justice (Usaj, CGT, CFDT) organisent une journée de grève nationale, avec manifestation à Paris, contre la réforme de la carte judiciaire.

Derrière ces conflits visibles, le mécontentement des Français concernant leur pouvoir d’achat s’aggrave. Et pas seulement dans les enquêtes d’opinion. En témoigne la recrudescence de conflits sociaux sur les salaires dans le secteur privé. Des grèves ont ainsi éclaté sur le sujet à Conforama, dans l’Isère et le Rhône, et dans des filiales de Total. Trois syndicats de LCL, l’ex-Crédit lyonnais, appellent à la grève le 22 novembre pour des augmentations de salaires, et ceux d’Air France menacent de reprendre le mouvement à défaut de réponses de leur direction. Élu sur le slogan « travailler plus pour gagner plus », Nicolas Sarkozy serait-il en train de payer le prix de cette promesse non tenue ?

Ce ne serait pas la première fois qu’un président de droite, élu au printemps sur une thématique sociale, se verrait contraint d’affronter la rue à l’automne. Chacun se souvient de l’élection de Jacques Chirac suivie par les grandes grèves de novembre-décembre 1995. Un scénario qui pourrait bien se répéter. Jusque dans l’inanité de l’opposition, dont la principale formation est incapable de profiter des mécontentements, faute sans doute d’être capable de les partager, de les comprendre et de les traduire en actes et propositions politiques.

« C’est assez paradoxal. Le gouvernement met en oeuvre une politique qui est résolument de droite […]. Et face à cela, on voit une gauche qui balbutie son discours » , constate à regret Benoît Hamon. Trois raisons au moins expliquent ce mutisme. Six mois après sa défaite, le PS n’a toujours pas éclairci les causes de sa défaite. Il s’est montré ensuite incapable d’enrayer le départ de certains de ses membres, séduits par la politique d’« ouverture » de Nicolas Sarkozy, vers les ministères, les cabinets et les missions gouvernementales. Pire même, le PS est apparu incapable d’expliquer cette hémorragie autrement que par l’opportunisme supposé des partants alors que ces derniers peuvent, à raison, affirmer qu’ils n’ont pas changé de conviction. Ce qu’accrédite d’ailleurs Ségolène Royal en parlant des « socialistes qui sont au gouvernement » . Enfin, sur la plupart des questions du moment, le PS se contente de critiquer le gouvernement sur la forme, laissant deviner un accord sur le fond des réformes envisagées, quand il ne le clame pas tout bonnement.

C’est le cas sur la question sensible des régimes spéciaux de retraite. « La réforme des régimes est nécessaire » , déclarait François Hollande, le 18 octobre, jour de la grève contre cette réforme gouvernementale, au micro de RTL. « Mais pour être réussie , ajoutait-il, elle doit respecter deux principes : le premier, celui de la négociation à partir d’un cadre global, ensuite le critère de la pénibilité, qui doit être le fondement de la durée de cotisation. » « Le principal objectif est non pas de s’opposer au principe d’une révision des régimes spéciaux, mais de s’opposer à la fois à la méthode, avec l’absence de négociation, et au fait que le gouvernement commence par annoncer au départ le résultat » , avait déclaré de même l’ancien ministre Michel Sapin. Jusqu’à présent, « les régimes spéciaux sont indexés sur les salaires, or nous considérons qu’il faut indexer sur les prix » , expliquait le secrétaire national à la santé, Pascal Terrasse, début octobre, en soulignant que « l’allongement de la durée de cotisation n’est pas un tabou » pour le PS. Cette indexation des pensions sur les prix, que le ministre Xavier Bertrand veut imposer, est contestée par les syndicats.

En 1995, déjà, bon nombre de responsables socialistes, en phase avec le petit monde des éditorialistes en vue, avaient été séduits par le plan Juppé sur la Sécurité sociale. Lors de la présentation de celui-ci, les rocardiens surtout avaient salué la conversion de la droite à la maîtrise des dépenses de santé. Michel Rocard jugeait « nécessaire » qu’Alain Juppé « tape fort » . « Si le gouvernement veut réellement maîtriser l’évolution des dépenses de santé et s’en donner réellement les moyens, je le soutiendrai » , avait proclamé Claude Evin. Fraîchement élu à la tête du parti, Lionel Jospin avait dû rappeler le PS à son devoir d’opposition. Solidaire du mouvement anti-Juppé, le PS s’était toutefois bien gardé de « jouer les boutefeux » , selon une expression de son porte-parole d’alors, François Hollande, qui reste fidèle à cette ligne.

Et si, en 2003, en pleine contestation de la réforme des retraites, la direction du PS a donné l’impression de prendre parti pour Bernard Thibault, ovationné par le congrès de Dijon, contre François Chérèque, c’était essentiellement pour des raisons internes. Dans Devoirs de vérité , un livre d’entretien publié en 2006, François Hollande confesse que ce mouvement posait au PS « un problème de fond » .

Si ce ne fut pas le cas pour le CPE, dont la contestation a été initiée par le MJS dès le 14 janvier 2006, Razzie Hammadi, qui en était le président, se souvient de la perplexité de Julien Dray et de Manuel Valls en bureau national, début février. Le premier doutait de la capacité des jeunes à se mobiliser ; le second était persuadé que les gens étaient essentiellement intéressés par « le pouvoir d’achat et la sécurité » .

La distance, pour ne pas dire la méfiance, du PS à l’égard des mouvements sociaux qui contestent les politiques économiques libérales s’explique certes par la crainte électoraliste de s’aliéner le soutien des usagers et clients touchés pas les grèves. Crainte dont Ségolène Royal se fait la porte-parole quand, dans Libération , le 22 octobre, elle reproche à Nicolas Sarkozy d’avoir affirmé dans la campagne que « tout était prêt » , alors que son action révèle une « improvisation totale » et conclut : « Conduire un pays moderne à la grève est la marque d’un pays mal gouverné. » Ce déphasage est aussi « sociologique » , explique Razzie Hammadi, pour qui les dirigeants socialistes, sensibles au « qu’en dira-t-on médiatique » , « ne souffrent pas dans leur chair des politiques menées » par le gouvernement. Il est aussi conforme à une orientation idéologique théorisée par François Hollande quand il écrit dans Devoirs de vérité que « le véritable changement […] doit être de l’ordre de la pratique du pouvoir, des modes de décision, des formes de l’action publique ».

Cette orientation qui privilégie le changement de mode de gouvernance plutôt que la transformation sociale trouve son aboutissement dans le « oui » au traité modificatif de Lisbonne, qui reconduit à l’identique les orientations libérales de la construction européenne, bien que celles-ci soient à l’origine de la plupart des réformes contestées ans la rue. Mais mises en oeuvre par les sociaux-démocrates européens quand ils sont au pouvoir.

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