« Pour une Europe confédérale, union de nations libres »

Denis Collin met en cause l’incapacité de la gauche française à affronter la question de la nation, seul cadre protecteur pour les dominés.

Denis Collin  • 1 novembre 2007 abonné·es

Comment la gauche a-t-elle pu perdre une élection « imperdable » ? Cette question ne concerne pas seulement les barons du PS. Elle concerne aussi tous les groupes et courants qui ont joué un rôle important dans la bataille pour le « non au TCE » et se sont retrouvés marginalisés, alors même que le caractère ultradroitier de la candidate socialiste aurait dû leur ouvrir un large espace. À cette situation, on peut trouver évidemment de nombreuses explications. Mais il en est une, presque toujours passée sous silence, l’incapacité de la gauche, toutes tendances confondues ou presque, à affronter la question de la nation.

Le vote contre le TCE a confondu deux types d’oppositions : une opposition populaire ­ les ouvriers, les employés, les jeunes et les cadres moyens ont massivement voté « non » ­ et l’opposition d’une gauche dite « antilibérale », regroupant les tendances « gauche » du PS, les communistes et d’autres groupes trotskistes ou alternatifs. La « gauche du non » a eu tendance à croire que le peuple avait voté « non » pour les raisons développées par ses ténors ou ses sites Internet. Schématiquement, la « gauche du non » n’était pas anti-européenne, mais opposée à la troisième partie du TCE, parce que celle-ci entérinait les principes économiques et sociaux du « néolibéralisme ». Sauf pour quelques petits groupes, les motifs nationaux ne jouaient aucun rôle dans le « non de gauche » au TCE. Il n’en va pas de même pour le vote populaire exprimant le ressentiment à l’égard de l’Europe en tant que telle, en raison des coups subis du fait de la libéralisation du commerce et des mouvements de capitaux, de la désindustrialisation et de la mise en pièces de l’État « modèle 1945 ». Le vote « non » massif chez les ouvriers et particulièrement dans les régions les plus pauvres, celles où l’électorat PCF s’est trop souvent transformé en électorat FN, aurait dû attirer l’attention. Défendre ses acquis sociaux, c’est aussi être maître chez soi. Le FN avait réussi à détourner ce sentiment sur le bouc émissaire de l’immigration. En 2005, il a touché sa véritable cible. Que cela plaise ou non, la question sociale et la question nationale ont été confondues, et la revendication d’une Europe fédérale, pourvu qu’elle soit « sociale », était en fait inaudible. La « gauche du non » n’a été capable que de décrire le sentiment populaire sans en comprendre la portée ni la signification, confondant systématiquement nation et nationalisme (et même lepénisme).

Il serait intéressant de revenir en détail sur la manière dont cette question de la nation a travaillé la campagne présidentielle. La gauche a depuis longtemps un problème avec la nation. Le ralliement de la social-démocratie traditionnelle à l’impérialisme français entraîna par contrecoup une méfiance systématique à l’égard de la nation et des revendications nationales, si bien que l’internationalisme, qui suppose l’existence de nations séparées, a été remplacé par un antinationalisme ou un cosmopolitisme qui en est peut-être l’exact opposé. Pourtant, les traditions révolutionnaires et ouvrières sont intimement liées à la question de la nation, depuis la Première République jusqu’à la Libération, en passant par la Commune. Certes, lors de la Première Guerre mondiale, le patriotisme de la gauche, devenu nationalisme, l’a emporté sur l’internationalisme et l’a conduite à soutenir la grande boucherie. Cependant, les chefs de la SFIO et la CGT n’ont pas défendu les intérêts de la nation, mais ceux de leur propre classe dominante, tout comme ils se sont ralliés à la défense de l’empire colonial. Confondant nation et impérialisme, la gauche internationaliste ne sut pas tirer les bonnes leçons de cette tragédie du mouvement ouvrier. En 1939, le pacifisme paralysa nombre de militants parmi les plus radicaux qui refusaient de prendre part à un conflit entre impérialistes… sans comprendre qu’alors, défendre la nation, c’était défendre la liberté des ouvriers et les acquis de la démocratie.

Il est à craindre qu’on soit retombés dans les mêmes ornières. Et cela expliquerait la coupure de la gauche et d’une large fraction d’une classe ouvrière martyrisée par la « mondialisation » et la « concurrence libre et non faussée » imposée par l’UE, c’est-à-dire par les gouvernements capitalistes. Les ouvriers ont voté « non » au TCE parce que la nation est le seul cadre protecteur pour les dominés, alors que le démantèlement de tous les acquis et de toutes les protections sociales est conduit au nom de l’UE ou de la « mondialisation », « inévitable » et même « heureuse ». Si la gauche avait présenté un candidat représentant le « non au TCE », et défendant les revendications ouvrières contre les règlements de l’UE, il aurait, à coup sûr, battu Sarkozy. Au lieu de cela, elle a laissé le champ libre au candidat du grand capital. Son tropisme atlantiste, ses convictions « néolibérales », sa volonté d’en découdre avec les acquis sociaux et ses liens ostentatoires avec les couches supérieures du capital financier auraient dû éloigner de lui les classes populaires. Il a eu l’habileté d’enfourcher le discours « gaulliste » concocté par Henri Guaino, et il a pu passer pour un défenseur des travailleurs en développant une rhétorique nationale et en s’annexant les héros de la gauche, de Jaurès à Guy Môquet. La mécanique même de cette tromperie devrait donner à penser.

L’agenda politique nous confronte à nouveau à ces questions. Le « minitraité », reprenant feu le TCE mais sous une forme qui permettra de le soustraire au verdict populaire, est clairement un affront à la souveraineté du peuple. Comment combattre ce traité sans clarifier les orientations stratégiques ? […]

Le seul cadre dans lequel le peuple peut agir et affirmer sa souveraineté reste celui de la nation. L’alternative à la nation, aujourd’hui, c’est l’empire. Du reste, l’UE n’existe que par les États-nations, et ses directives ne s’appliquent que par l’action des États – pour l’excellente raison qu’il n’y a pas de force armée européenne ni de police européenne, etc. D’un autre côté, la coopération européenne s’impose à la fois pour défendre la paix et garantir la prospérité. C’est à partir de là qu’on peut définir un programme de réformes de structures qui redonne de larges marges de manoeuvres aux nations sans détruire ce qu’il peut y avoir de positif dans la construction européenne [^2] . Contre l’Europe fédérale, c’est-à-dire la création d’un super-État européen, il faut défendre l’idée d’une Europe confédérale, c’est-à-dire d’une union de nations libres. Cette union reposerait sur trois principes :

– La constitution républicaine de chacun des États partie prenante de l’association, constitution républicaine étant entendu ici comme souveraineté populaire et séparation des pouvoirs, et la reconnaissance des libertés individuelles.

– La reconnaissance de la souveraineté de chaque nation qui reste libre de décider elle-même de son propre sort ­ y compris, le cas échéant, de sortir de l’union et, en tout cas, de n’obéir qu’aux règles auxquelles elle a librement consenti. Il faudrait faire marcher la subsidiarité à l’envers : ne déléguer à l’union que ce qui est réellement avantageux de déléguer au niveau supérieur.

– La reconnaissance de certains droits de citoyens européens à tous les ressortissants de l’union, comme la liberté de circulation, la liberté d’établissement, la liberté d’adopter une autre nationalité que sa nationalité d’origine et la possibilité de recours à une juridiction européenne pour faire respecter ses droits fondamentaux.

La construction européenne actuelle ne reconnaît que le troisième de ces points, et encore, très partiellement… Si on veut une politique commune, il faut commencer par la politique internationale. Mais il ne peut pas y avoir de politique internationale commune tant que l’Europe est accrochée au char de l’empire américain. Sortir de l’Otan, s’engager à répudier toute politique de la canonnière, reconnaître le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce sont là des mesures élémentaires pour construire une Europe juste et pacifique.

[^2]: Denis Collin développe ces idées dans : Revive la République, Armand Colin, 2005 ; et Comprendre Marx, Armand Colin, 2006.

Idées
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