La Graine et le mulet : Une cuisine de trop bon goût

Avec « la Graine et le mulet », Abdellatif Kechiche raconte l’histoire d’un vieil ouvrier immigré qui entreprend d’ouvrir un restaurant de couscous. Un film parfois fort, souvent consensuel.

Christophe Kantcheff  • 13 décembre 2007 abonné·es

L’Esquive , sorti début 2004, n’était pas encore « césarisé » qu’Abdellatif Kechiche avait déjà un producteur pour son prochain film : celui de Jean-Jacques Annaud et de Christophe Barratier ( les Choristes ), Claude Berri. Kechiche, qui avait connu toutes les peines à monter son projet réunissant Marivaux et des enfants des quartiers, et qui avait dû faire des choix drastiques sur le tournage, aurait pu se « reposer » au gré de conditions de production cette fois-ci plus confortables. D’autres cinéastes qui ont connu un tel parcours se sont laissé prendre au piège. Kechiche, lui, a cherché à faire avec la Graine et le mulet un film formellement plus ambiteux.

À nouveau, le cinéaste situe son histoire dans un ancrage social fort. À Sète, sur les chantiers navals qui périclitent, Slimane (Habib Boufares), un ouvrier maghrébin qui a atteint la soixantaine, est poussé à la porte. S’il a plusieurs enfants et petits-enfants qui tous lui témoignent leur amour, sa situation familiale est double : il a une ex-épouse et une compagne plus jeune que lui, la première méprisant la seconde.

Le film prend son temps pour installer cette situation clivée. Une famille soudée d’un côté, qui se réunit autour de la matriarche ; de l’autre, davantage de solitude, mais une complicité particulièrement forte entre Slimane et la fille de sa compagne, Rym, interprétée par une nouvelle venue au cinéma, et qui, comme les comédiennes de l’Esquive , ne passera pas inaperçue : Hafsia Herzi. Cette première partie a les deux pieds dans le naturalisme. Le caractère trempé d’une des filles de Slimane, les frasques d’un de ses fils, le babil des femmes et, surtout, la chaleur familiale autour d’un couscous (au poisson) lors du déjeuner dominical en font la chronique. Ce déjeuner est l’un des moments de bravoure de la Graine et le mulet , qui montre une famille qui n’a pas tourné le dos à ses traditions (du moins culinaires) tout en étant ouverte – par exemple, quelques-uns des gendres ne sont pas arabes. La caméra cherche la spontanéité, la vérité des personnages-acteurs (la plupart non professionnels). Les bons mots et les éclats de rire fusent. De telles images évoquent Pialat, bien sûr. Mais elles semblent ici plus appliquées, moins « farouches » que chez l’auteur de Loulou .

Kechiche cherche à tirer ses personnages vers le haut. Non par le théâtre cette fois, mais par le petit commerce. En effet, Slimane, assisté de Rym dans ses démarches bancaires et administratives, décide de retaper un vieux rafiot dans le but de le transformer en restaurant. Problème : son apport initial – ses économies – est nettement insuffisant pour déclencher aide ou prêt. Et la municipalité ne voit pas forcément d’un bon oeil qu’un restaurant de couscous s’installe sur un des quais centraux du port. Pour forcer le destin, Slimane décide d’organiser un dîner de gala sur son bateau pour convaincre les huiles de la ville.
Dès lors, la tonalité du film s’infléchit et entre dans le registre du conte. On pense à Capra, pour la fierté reconquise par les individus du groupe, et pour leur capacité à réaliser des projets dans une société où, a priori, ils sont des dominés. Autrement dit, pour leur capacité à réussir. Ils y parviendront par l’entraide familiale (au-delà même du clivage initial), par le système D et les talents individuels (Rym, à un moment critique, sauve la situation grâce à une danse du ventre endiablée).

Il y a bien entendu un discours sur ce qu’on appelle « l’intégration » dans la Graine et le mulet . Un discours dont le couscous pourrait être l’emblème : typé mais admis dans tous les milieux. Un plat avec plus ou moins de piment, plus ou moins d’harissa, mais qui fait consensus. Un plat qui a réussi son « intégration ». À l’instar des personnages de la Graine et le mulet : ces enfants d’immigrés sont devenus ce qu’on attendait d’eux. C’est indubitablement une des raisons du vibrant éloge critique qui va accompagner la sortie du film.

La Graine et le mulet réserve un autre sort au vieux travailleur immigré. Nous ne dévoilerons pas ici la fin, mais évoquerons seulement la course pénible, interminable à laquelle doit se livrer Slimane derrière trois jeunes d’une cité qui lui ont volé sa mobylette. En montage parallèle avec la séquence du grand dîner sur le bateau, ces scènes de course éperdue dans un environnement sinistre et vide prennent des allures métaphoriques puissantes. Le film, qui étire alors douloureusement la durée des plans, atteint une dimension tragique. Dommage qu’Abdellatif Kechiche n’ait pas opté pour cette radicalité tout au long de la Graine et le mulet .

Culture
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