La médecine du travail en mort clinique ?

Alors que les risques psychosociaux continuent de croître au sein des entreprises, les médecins du travail subissent de multiples pressions. Témoignages.

Pauline Graulle  • 17 janvier 2008 abonné·es

Soulagement à IBM. Le ministre du Travail a invalidé fin novembre, pour vice de forme, la demande de la direction de la compagnie d’informatique, qui entendait remplacer le médecin du travail du site de La Gaude (situé à quelques kilomètres de Nice). Officiellement, la direction d’IBM reprochait à Georges Garoyan son manque d’implication. Officieusement, elle aurait cherché à se débarrasser d’un médecin qui alertait, en juillet 2007, la direction médicale sur l’atmosphère délétère de la compagnie et la grande souffrance au travail de ses salariés.

L’affaire Garoyan-IBM aurait pu rester une anecdote illustrant une fois encore le malaise d’une médecine du travail sous contrôle. Mais la polémique continue d’enfler et gagne toute la profession [^2]. Au point que l’inspection du travail des Alpes-Maritimes, qui avait dans un premier temps autorisé le changement d’affectation du docteur Garoyan, alors même qu’elle mettait en demeure IBM-La Gaude d’enquêter sur les pratiques pathogènes de l’entreprise, a décidé d’écrire personnellement aux médecins du travail de la région pour les assurer de son soutien… et calmer les esprits.

Pressions, censures, menaces, intimidations sont bien souvent le lot de ces praticiens. Et si Georges Garoyan a eu gain de cause, il a préféré ne pas revenir sur le site de La Gaude, choqué par cette épopée judiciaire : « Je ne me sens plus la force ni la légitimité pour retourner à IBM. De toute façon, avec toute cette médiatisation, je suis grillé dans la région Paca ! » Échaudé, le médecin concède qu’il fera « profil bas » pour sa prochaine affectation, chez Carrefour. Quant à son successeur à La Gaude, il estime qu’ « on lui enlève d’avance toute liberté d’action » .

IBM n’est pas la seule entreprise à occuper ainsi le devant de la scène. France Télécom s’est également distinguée en décembre dernier en interdisant l’accès, au nom d’une prétendue neutralité, des docteurs Christian Torres et Chantal Bertin aux premières assises nationales de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées, organisées par les syndicats SUD et CFE-CGC de l’entreprise. Dans un contexte de souffrance au travail grandissante, Chantal Bertin, qui ne souhaite pas s’exprimer sur le sujet, regrette d’avoir été écartée d’une activité « qui fait pourtant partie de [ses] missions » .

Si les atteintes à l’indépendance sont légion ­ la médecine du travail est financée par le patronat ­, rares sont les médecins qui osent se rebiffer publiquement, par peur de représailles. N’empêche. Des témoignages, souvent anonymes, commencent à sortir, comme autant d’incarnations d’un héroïsme professionnel face au rouleau compresseur de ces organisations qui ne tolèrent aucune remise en cause. « Nous sommes quatre ou cinq en France à l’ouvrir , estime ainsi le médecin du travail Olivier Galamand. Moi, je suis en fin de carrière, le conflit ne me fait pas peur. Mais je comprends que le docteur Garoyan, qui est beaucoup plus jeune dans la profession, ait été déstabilisé. »

Après vingt-cinq ans passés chez Renault, Olivier Galamand a lui aussi claqué la porte pour cause de conflit permanent avec le directeur du siège de la firme. « J’ai fait fermer temporairement une succursale parce qu’il n’y avait pas d’aération. Avec la fumée des pots d’échappement, le taux d’oxyde de carbone était beaucoup trop élevé. Du coup, la direction m’est tombée dessus » , explique-t-il. Aujourd’hui médecin du travail à IBM-La Défense, il évoque les pressions dont il est l’objet. Constatant un nombre important de symptômes cardiovasculaires et psychiques chez des salariés, il lance en 2003 une étude sur l’évaluation du stress. Mais son franc-parler passe mal, et c’est le début des ennuis. Celui qui réussit le tour de force de faire reconnaître comme conséquence d’une maladie professionnelle le suicide d’un salarié raconte les dialogues de sourd avec le PDG d’IBM et ses deux convocations au conseil de l’ordre, qui résonnent comme d’implacables avertissements. « J’ai été blanchi à chaque fois , souligne Olivier Galamand. Mais le but d’IBM était de me tirer les oreilles, d’entraver mon devoir d’alerte et mes missions. Et ça continue, puisque ça fait sept ans que je n’ai pas eu d’augmentation de salaire. »

Pourtant, résumer la crise de la médecine du travail à la volonté du patronat de contrôler les services de santé au travail serait réducteur. Dominique Huez, responsable de l’association Santé et médecine du travail (SMT), un réseau regroupant 200 médecins du travail, estime que le fait « que les employeurs fassent pression sur les médecins du travail, […] est de bonne guerre. En réalité, le médecin du travail a un statut juridique très fort. S’il ne cède pas à la peur irraisonnée que les firmes instituent dans ce champ professionnel, il ne peut rien lui arriver » . Plus facile à dire qu’à faire quand on se retrouve isolé au sein d’une entreprise où il faut se battre en permanence pour faire respecter son indépendance et qu’on n’a pas forcément la fibre de l’engagement. D’autant que, pour tenter d’endiguer le mal-être au travail, c’est l’organisation même du travail que la médecine doit interroger. A fortiori , les processus d’exploitation, les mécanismes de domination, les mouvements de précarisation. « Vous ne trouverez aucune force politique, sociale, voire syndicale, qui défende une médecine qui ne se contente pas d’une simple expertise, alors que, depuis quelques années, on est en mesure d’intervenir concrètement sur des problèmes très compliqués de santé mentale au travail, de troubles musculo-squelettiques, etc. Après avoir abandonné la médecine d’aptitude, et au moment même où on commence à rendre son sens à la médecine du travail, où on peut mettre en place une clinique médicale du travail, on préfère s’en débarrasser » , déplore Dominique Huez.

En outre, cette profession doit affronter des menaces grandissantes. Le non-renouvellement des générations en est un de taille. « Tout est en train de partir en morceaux du fait de l’effondrement démographique de la médecine du travail , s’alarme Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail à l’université Lyon-I. Il faut dire que cette ambiance crépusculaire n’est pas très attirante pour les jeunes. »

De nouveaux dispositifs de santé au travail seront mis en place pour pallier la désertion. Avec le danger de voir se substituer à l’écoute clinique sur le lieu de travail des numéros Verts, cellules d’écoute, observatoires du stress, etc. Les cabinets de conseil privilégiant une approche individualisante des pathologies se développent déjà. La bataille scientifique s’est muée en enjeu idéologique. Pas anodin donc, que le directeur du cabinet Stimulus, Patrick Légeron, psychiatre comportementaliste, ait été chargé d’une mission sur les risques psychosociaux dans l’entreprise auprès de Xavier Bertrand.

Olivier Galamand redoute ainsi un avenir bien noir : « Il est question de nous remplacer par des infirmiers, dont le statut ne garantit pas cette fameuse indépendance. Les médecins du travail seront probablement éloignés des salariés et relégués à des études statistiques. » Au risque que ces précieuses vigies se voient condamnées à n’être que les impuissants casques bleus de la guerre économique.

[^2]: Le déroulé de l’affaire et les réactions sont à lire sur le blog des rédacteurs de Politis : .

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