Une enquête béton

Le sociologue Nicolas Jounin s’est immergé durant une année dans le monde du bâtiment en tant qu’ouvrier. « Chantier interdit au public » retrace cet itinéraire.

Jean-Baptiste Quiot  • 21 février 2008 abonné·es

Comme si on y était~! Avec Chantier interdit au public, le lecteur plonge dans le parcours d’un ouvrier débutant dans le secteur du béton armé parisien, où la loi du marché est impitoyable. Mais si le livre est remarquable pour la peinture qu’il donne de cet univers, son objectif n’est pas de le représenter sur un mode réaliste. Il s’agit d’une enquête sociologique qui vise à mettre au jour les rapports de domination qui le structurent.

Cette domination se heurte à une évidence~: l’énergie humaine n’est pas une simple marchandise. En mettant les gens au travail sous des formes d’emploi précaire, on ne gagne en soumission que jusqu’à un certain degré. « ~Voilà la tension que veut explorer ce livre , explique Nicolas Jounin. D’un côté, des politiques d’entreprise visant une externalisation et une précarisation de la main-d’oeuvre, relayées par le statut fragile des travailleurs visés, majoritairement immigrés~; de l’autre, une soumission mais aussi des résistances. Des résistances certes ténues, éparpillées, silencieuses, mais têtues, qui menacent à l’occasion des constructions et contraignent les employeurs à mettre en oeuvre des stratégies de compensation.~»

Quelles stratégies~? La principale se résume en une longue plainte ~ : la «~pénurie de main-d’oeuvre~» . Les patrons n’ont que ces mots à la bouche depuis quarante ans. Mais le paradoxe est que cette pénurie est elle-même le fruit d’une politique patronale. Divers indicateurs soulignent en effet que le secteur du BTP est moins attractif que les autres, que ce soit en termes de salaire, de durée du travail ou de sécurité. «~Pourquoi ne pas chercher à améliorer ces conditions~?~» , s’interroge Nicolas Jounin. La réponse est cyniquement simple ~ : «~Pour les entreprises, les travailleurs du bâtiment ne valent pas plus que ce qu’ils reçoivent déjà.~»

Un entretien auprès d’un responsable des ressources humaines est révélateur de ce dénigrement par les entreprises de leur main-d’oeuvre. À la question de savoir comment attirer les jeunes dans le BTP, le manager répond ~ : «~On avait pensé~: au lieu d’avoir des bleus de travail, si on leur donnait des jeans~? C’est vrai, parce qu’un jeune, il se sent diminué s’il a un bleu. Ça compte pour eux, la tenue vestimentaire. C’est énorme~! Mais bon, il s’est avéré que ça revenait quand même un peu trop cher . Si un pantalon est trop cher, on comprend qu’augmenter les salaires soit inenvisageable.

Quid alors de la pénurie de main-d’oeuvre ~ ? «~Il s’agit en fait moins de déplorer un réel déficit que de se plaindre des travailleurs que le bâtiment utilise effectivement~» , explique Jounin. Cette contradiction révèle le rêve éveillé du patronat ~ : l’ouvrier qualifié payé misérablement. En attendant cet «~ouvrier idéal~» , les travailleurs sont traités comme des expédients, «~des troupeaux d’immigrésqui ne sont pas la solution~» , selon les mots d’une responsable du syndicat patronal, la Fédération française du bâtiment. «~Le discours de la pénurie, explique l’auteur, jette sur toute une frange de travailleurs un voile d’illégitimité, dont se saisissent les conduites racistes du quotidien.~»

Des conduites qui font système. C’est ce que l’auteur appelle «~la construction ethnicisée des chantiers~» . Mais, ici, couleur de peauet classe sont liées. L’exemple du vestiaire des manoeuvres en démolition est éclairant. Ces derniers semblent se réunir selon leur couleur de peau, en l’occurrence noire. «~Faut-il l’interpréter comme une recherche d’un entre-soi ethnique ou racial~?~» , se demande le sociologue. Non, car c’est moi qui rapporte la scène et je suis blanc. Ma présence dans ce vestiaire n’a jamais été remise en cause dès qu’on a su mon niveau de qualification. Il s’agit donc d’un entre-soi hiérarchique, qui ne prend une forme ethnique que parce qu’en amont les logiques du bâtiment ont conduit à confondre origine et poste.~» Le communautarisme comme effet secondaire de la ségrégation sociale.

Dans le même temps, les entreprises luttent contre tout ce qui pourrait s’approcher d’une collectivité d’intérêt des travailleurs. Pour cela, elles ont recours aux agences d’intérim et à la sous-traitance. En outre, «~les PME sous-traitantes et les agences d’intérim sont contraintes de transgresser la loi plus souvent afin de survivre, leurs commanditaires procédant ainsi à une externalisation des illégalités~» , souligne Nicolas Jounin. Ce sont souvent ces entreprises qui courent, par exemple, le risque de recruter des travailleurs sans papiers.

Autre avantage, les agences d’intérim prennent en charge la discipline ~ : «~Il leur faut instituer la précarité et lutter contre les effets contre-productifs de celle-ci (absentéisme, défections, déloyautés en tout genre).~» Si précariser les ouvriers est en effet avantageux pour les rendre corvéables à merci, cela entraîne forcément des résistances. Et Nicolas Jounin de rappeler le rêve impossible de Francis Bouygues, fondateur du deuxième groupe mondial de BTP, qui disait en parlant de ses ouvriers ~ : «~Leurs bras nous sont soumis, mais nous avons besoin de leur coeur, plus encore que dans toute industrie.~»

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