Tordre la langue de caoutchouc

Un collectif d’intellectuels africains répond dans un ouvrage précieux au discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy en juillet 2007. Retour sur un propos néocolonial, examiné dans le détail.

Denis Sieffert  • 6 mars 2008 abonné·es

Les mots tintent encore à nos oreilles: « Je ne suis pas venu, jeunes d’Afrique, pour pleurer avec vous sur les malheurs de l’Afrique… Je ne suis pas venu m’apitoyer… Je ne suis pas venu vous parler de repentance… » C’était le 26 juillet 2007, dans un amphithéâtre de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Nicolas Sarkozy faisait ses premiers pas africains de président français. Et, passage obligé, après de Gaulle, Mitterrand et Chirac, il prononçait son « grand discours » africain. Celui-là même que l’on prêta à son conseiller Henri Guaino, mais qui fut bel et bien prononcé et assumé par un nouveau président de la République « décomplexé ».

Illustration - Tordre la langue de caoutchouc


Nicolas Sarkozy a blessé et indigné nombre d’Africains. KOVARIK/AFP

Pour définir cette longue série de prétéritions (« Je ne suis pas… Je ne suis pas… ») , le linguiste Mwatha Musanji Ngalasso parle de « langue de caoutchouc » . Ce n’est pas la langue de bois, c’est un discours qui se tord et se contorsionne avant de délivrer son message, et qui affiche de bonnes intentions avant de livrer le fond d’une pensée infiniment moins amène. Adama Sow Diéye parle, elle, d’une « alternance toute coloniale du compliment et de l’invective, version sarkozienne du bon vieux procédé de la carotte et du bâton ». Reste un ensemble qui suggère, qui dit, et qui répète même, que l’Afrique n’en finit jamais de pleurer sur elle-même, de s’apitoyer sur son sort ; et une insistante injonction, incroyablement blessante, à ne pas « ressasser » le passé. L’évocation des crimes de l’esclavage et de la colonisation est d’autant plus emphatique qu’il s’agit d’en nier les traces profondes sur le monde d’aujourd’hui.

L’universitaire et homme de ?lettres sénégalais Makhily Gassama a eu la bonne idée, avec l’éditeur Philippe Rey, de réunir un collectif d’une vingtaine d’intellectuels africains pour répondre au « discours néocolonial » du Président français. Leurs textes sont réunis dans un ouvrage indispensable et dont le titre ­ L’Afrique répond à Sarkozy ­ n’est pas excessif en regard de la diversité des analyses proposées et de la multiplicité des angles. « Il est difficile de laisser passer des accusations, des propos d’une violence inattendue, adressés non aux tyrans d’Afrique […] mais à « l’homme africain » », note Makhily Gassama, qui a raison de rappeler que le discours de Dakar s’adresse « en même temps, en France, à une catégorie de l’électorat, subtilisée au nationaliste Jean-Marie Le Pen ». Car il y a dans le propos présidentiel tous les ingrédients d’un néoconservatisme à la française, désireux de réhabiliter la colonisation et de renvoyer les peuples d’Afrique (et les autres) à une essence qui déterminerait entièrement leurs actes. Cela, en niant les conditions historiques. On aperçoit ici toutes les marques d’une idéologie dont Pascal Bruckner (le Dernier Sanglot de l’homme blanc) fut jadis le premier chantre.

L’économiste Demba Moussa Dembélé pointe l’une des phrases clés du discours de Dakar : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. » Qu’est-ce à dire ? Paradoxalement, que « l’homme africain » serait trop resté prisonnier d’une Histoire pourtant sans conséquences ? Ou bien qu’il serait incapable de s’intégrer à l’économie mondialisée ? Les deux, évidemment. Dembélé rappelle, citant Marx, que « l’esclavage transatlantique avait contribué à […] l’accumulation primitive du capital » et à une « division internationale du travail imposée à l’Afrique et qui fait d’elle un continent fournisseur de matières premières », la rendant plus que tout autre vulnérable aux chocs exogènes. Dembélé dénonce la chaîne qui s’ensuit : « L’hypocrisie des subventions américaines qui fait (par exemple) chuter le prix du coton », les « pertes d’exportations (qui) contraignent les pays africains à s’adresser aux sources de financement extérieures », puis le prêteur « qui impose ses conditions ».

Passons sur l’inévitable couplet sur les « aspects positifs de la colonisation » qui se mesurent toujours en kilomètres de routes construites, en nombre de ponts et d’hôpitaux… « On me parle de réalisations, répondait autrefois Aimé Césaire à cet argument vieux comme le colonialisme, moi je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées […] de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties ».

L’avocat mauritanien Gourmo Abdoul Lô dénonce « l’insoutenable légèreté d’un ami franc et sincère » de l’Afrique. Théophile Obenga, professeur de langue égyptienne, fait le lien entre le discours de Dakar et « la politique raciste de l’immigration du Président (qui) obéit à sa structure mentale profonde, à son émotion raciale, à sa raison nourrie de gros préjugés ». On ne saurait être plus sévère. Ni, hélas, plus juste. Sauf à résumer cette faible pièce d’éloquence présidentielle en quelques mots de désespoir ou de dépit, comme le fait le philosophe Mamousse Diagne, qui estime que « le discours de Nicolas Sarkozy n’avait sa place dans aucune université ». Ou comme Souleymane Bachir Diagne, enseignant à l’université de Columbia, à New York, plus concis encore : « Les bras m’en tombent ! »

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