« Des mots sur la souffrance »

À l’origine de la réédition du livre « Toyota, l’usine du désespoir »,
de Satoshi Kamata,
le sociologue Paul Jobin*
explique comment le « toyotisme », système de production fondé sur l’intensification du travail, s’est diffusé partout dans le monde.

Jean-Baptiste Quiot  • 3 avril 2008 abonné·es

En 1972, le journaliste Satoshi Kamata a travaillé pendant six mois comme ouvrier chez Toyota. Pourquoi rééditer aujourd’hui ce livre qui retrace son expérience ?

Paul Jobin : Toyota est un système total pour ne pas dire totalitaire~: toutes les écoutilles sont verrouillées, c’est le sous-marin. C’est pourquoi ce livre est fondamental pour les ouvriers. Il raconte tout de ce qu’ils vivent au jour le jour. J’ai rencontré les ouvriers de l’usine Toyota de Valenciennes. J’ai pu constater que ce livre était un antidote qui leur permettait de mettre des mots sur leur souffrance. Un véritable outil syndical pour la prise de conscience de ce que c’est que de travailler à la chaîne dans un contexte idéologique très marqué. L’intensification du travail y est telle qu’au Japon une loi reconnaît maintenant la «~mort par surtravail~» . J’ai été surpris de voir que les ouvriers de Valenciennes se photocopiaient le livre et se le passaient sous le manteau. Il fallait le rééditer.

Toyota est devenu numéro un de l’automobile. Comment le toyotisme est parvenu à remplacer le fordisme~?

D’abord, par la progression régulière des cadences. C’est le «~kaizen~». Dans le système fordiste, les cadences sont fixes. Toyota se distingue par une montée régulière et permanente des cadences. Cette amélioration continue de la productivité est très visible dans le livre. Pendant les six mois au cours desquels Kamata a travaillé comme ouvrier chez Toyota, l’objectif de production est passé de 767 boîtes de vitesses par jour à 800. Si les cadences augmentent, l’effectif, lui, reste constant. Kamata le relève~: en 1968, Toyota vendait au Japon 556~000 véhicules avec 34~000 ouvriers. En 1972, plus d’un million de voitures vendues pour 40~000 ouvriers. Si la production a doublé, l’effectif n’a augmenté que de 6~000 personnes. C’est une productivité phénoménale~! Mais c’est surtout la fatigue et le stress des ouvriers qui s’accumulent, des troubles physiques qui apparaissent et les accidents du travail qui se multiplient.

Par quelle organisation du travail cette augmentation des cadences se traduit-elle ?

Dans le fordisme, on ne sollicite que les bras de l’ouvrier. Chez Toyota, on exige toute son attention. Il doit faire beaucoup de choses. On attend de lui qu’il soit «~autonome~». Par exemple, qu’il nettoie son poste de travail. Les heures supplémentaires sont la règle. Et, surtout, il doit faire des propositions d’amélioration de la productivité. Il y a même un quota d’idées à proposer~! L’ouvrier devient ainsi l’artisan de l’augmentation de ses propres cadences.

Par ailleurs, la production chez Toyota est «~sans stock~» ou à «~flux tendu~». L’ensemble de ceux qui sont dans la chaîne de production doivent travailler au même rythme. C’est le «~takt time~». Tout le monde marche au même pas. Toyota a imaginé la notion d’«~équipe de production~» afin de maintenir et d’accompagner la montée des cadences. Les ouvriers doivent venir aider ceux qui n’arrivent pas à maintenir la cadence. Cette pseudo-solidarité accroît le stress et la fatigue.

Comme le montre Kamata, le système se félicite de cette apparente entraide entre les personnes. C’est le socialisme et la démocratie en entreprise~! En réalité, le système exige l’implication, corps et âme, de l’ouvrier, au service de la production. Et cela au détriment de toute forme réelle de solidarité puisque les ouvriers n’ont rien à dire sur l’organisation du travail, ni sur les cadences.

Le «toyotisme» est-il une particularité japonaise?

Aujourd’hui, le système Toyota, sous un nom ou sous un autre, est déployé partout. Les syndicats ont du mal à établir le lien entre un discours qui récupère les valeurs de solidarité et d’autonomie, et un système d’une redoutable efficacité du point de vue de la production, qui entraîne une intensification extraordinaire du travail. Dans ce discours, la santé elle-même est présentée comme un outil de management comme un autre. Parce que les accidents du travail coûtent cher. Il existe ainsi des pressions sur les médecins du travail pour qu’ils empêchent les ouvriers de faire des réclamations. C’est même aux ouvriers de trouver eux-mêmes les moyens de limiter la casse. La seule façon de réduire la casse, ce serait de réduire les cadences. Mais ça, c’est le tabou absolu.

D’une façon générale, Toyota n’est pas qu’une marque d’automobile, c’est aussi la marque d’un système de production. Toyota a créé de nombreuses filiales, dont Toyota distribution, qui a empoché, par exemple, le contrat de consulting pour la restructuration de la Poste japonaise. Cette filiale vend du service de management. C’est un gros business. Le toyotisme est donc un système global, exportable et commercialisable, qui renforce la marque en proportion de sa diffusion. Même si les autres entreprises copient le système, c’est la marque Toyota qui en profite. Ce qu’ils vendent, c’est une organisation du travail qui fonctionne et qui réduit les coûts. Mais à quel prix !

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