La loi du plus fort

Le projet de loi censé moderniser le marché du travail porte atteinte
aux droits fondamentaux des salariés. L’analyse de deux juristes,
Rémi Lambert et Aurianne Cothenet.

Thierry Brun  • 3 avril 2008 abonné·es

La « réforme historique » tant attendue, selon les mots prononcés par le porte-parole du gouvernement, Luc Chatel, est un projet de loi dit de « modernisation du marché du travail » , qui sera présenté à la mi-avril au Parlement. Ce texte transpose, en partie, l’accord national interprofessionnel (ANI) signé le 11 janvier entre trois organisations patronales et quatre syndicats représentatifs (CFDT, CFE-CGC, CFTC et FO) sur cinq. Le gouvernement en a fait le symbole d’une « flexisécurité » à la française, conciliant flexibilité pour les entreprises et sécurité pour les salariés. Un examen attentif de ce texte montre que le nouveau dispositif, qui pourrait s’appliquer dès l’été, réduit considérablement les droits des salariés. Et ce n’est qu’un début. Le gouvernement procède en effet par étapes : la loi mettra en oeuvre une partie de l’ANI. Le pire reste donc à venir.

Illustration - La loi du plus fort


Les prud’hommes ont condamné l’équipementier automobile Valéo en 2006 pour licenciements abusifs.
CABANIS/AFP

Pour Rémi Lambert, avocat spécialiste en droit du travail, exerçant entre autres dans le secteur « Droits, libertés, actions juridiques » de la confédération CGT, le projet de loi « remet en cause des acquis véritablement historiques. En particulier, la création de la section syndicale d’entreprise et la loi du 13 juillet 1973, qui, dans le code du travail, pose le principe de la nécessité de motivation du licenciement par une cause réelle et sérieuse objective ».

« Cette « modernisation » , ajoute Aurianne Cothenet, juriste à l’université Paris-X-Nanterre, coauteur d’une note de la Fondation Copernic sur l’ANI, fait de la loi l’instrument de satisfaction d’une ancienne revendication patronale en guise de progrès social : créé pour limiter le pouvoir de l’employeur, le droit du travail a plus que jamais pour fonction assumée la sécurité des employeurs, c’est-à-dire de rendre au pouvoir patronal sa plénitude. »

Les deux juristes détaillent les points les plus régressifs du projet de loi.

CDD «à objet défini»

Le CDD à objet défini, qui figure dans l’article 6 du projet de loi, est réclamé par le patronat depuis plusieurs années. Il a trois caractéristiques, explique Aurianne Cothenet : « D’abord, il n’est pas conclu pour exercer des fonctions inscrites dans une durée, déterminée ou non. Il est au contraire conclu, comme une prestation de service indépendante, pour accomplir une unique mission. Si ce n’est que le salarié, contrairement au travailleur indépendant, reste placé sous la subordination de son employeur. Ensuite, alors qu’un CDD ne pouvait en principe pas dépasser 18 mois, ce CDD doit avoir une durée comprise entre 18 et 36 mois. Enfin, lorsque l’employeur estime que la mission est accomplie, le contrat prend fin automatiquement, comme avec un CDD « classique », ce qui dispense de la justification de la rupture et du respect de la procédure. Mais le CDD « à objet défini » peut aussi être rompu pour tout motif réel et sérieux au bout d’un an, comme un CDI. » Pour l’instant, ce contrat est réservé aux ingénieurs et cadres, ce qui représente quand même plus d’un actif sur dix.

Portage salarial

Le « portage salarial », prévu dans l’article 8, permet à une société de portage d’embaucher un salarié qui négocie lui-même avec une entreprise cliente la fourniture d’une prestation et son prix. Celui-ci sera perçu par la société de portage, qui en reversera une partie au salarié. « Comme pour l’intérim, la relation entre le travailleur et la personne pour qui il travaille passe par une société intermédiaire dont c’est l’activité économique. Et c’est un CDD qui peut ici, comme le CDD « à objet défini », durer jusqu’à 36 mois , analyse Aurianne Cothenet. Mais, contrairement à l’intérim, c’est le salarié qui négocie lui-même un contrat commercial avec la société cliente, et non la société de portage. Ce contrat a donc l’incroyable avantage de ne pas être limité aux cas de recours au CDD énoncés par le code du travail et de faire peser sur le salarié la responsabilité de son activité et de son salaire. Cette forme d’emploi était jusqu’ici considérée comme un délit pénal puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, tout comme le travail intérimaire et le « travail à temps partagé » avant leur légalisation. Le code du travail considère en effet que ce type de relations triangulaires constitue un contournement des règles du droit du travail, qui porte nécessairement préjudice aux salariés. Et il est a fortiori interdit d’en faire une activité lucrative. »

Période d’essai

La réforme prévoit une augmentation de la durée de la période d’essai : deux mois maximum pour les ouvriers et employés, trois pour les agents de maîtrise et techniciens, quatre pour les cadres, renouvelables une fois pour atteindre respectivement quatre, six et huit mois. Pour Auriane Cothenet, « l’enjeu de la période d’essai ne se situe pas, contrairement aux apparences, au niveau de l’embauche, mais de la rupture du contrat : pendant cette période, un employeur peut rompre le contrat sans aucun motif » . Selon Rémi Lambert, « cet allongement de la période d’essai est symptomatique de ce que cette « réforme » est tout à l’avantage du patronat. Cette mesure démontre sa volonté d’entretenir la précarité et son pouvoir discrétionnaire de mettre fin à un contrat de travail » .

Rupture conventionnelle

La « rupture conventionnelle », mesure phare de l’ANI, est définie dans l’article 5 du projet de loi. Selon Aurianne Cothenet, « elle répond à la revendication patronale d’une « séparabilité à l’amiable » : une nouvelle catégorie de rupture du CDI à côté de la démission et du licenciement. Cette rupture est dispensée de tout motif, en violation, comme le CNE, de la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail. Elle cache, de surcroît, qui, de l’employeur ou du salarié, est à son initiative. Elle permet également de régler les conséquences de la rupture par la négociation d’une « indemnité spéciale » entre l’employeur et le salarié. Ce type de rupture, seul l’employeur a la capacité et les moyens, pas toujours loyaux ni licites, de l’imposer. Elle aboutira donc à masquer un certain nombre de licenciements, particulièrement ceux qui sont entourés de garanties collectives obligeant l’employeur à fournir toutes les informations et explications justifiant sa décision, ainsi que des moyens d’expertise économique et juridique aux représentants du personnel. En outre, le projet de loi précise que ce type de rupture peut être proposé aux représentants du personnel. Même s’il prévoit qu’elle puisse être autorisée par l’inspecteur du travail, conformément à leur statut protecteur, ce contrôle est vidé de sa substance dès lors que l’employeur n’a pas à préciser préalablement un motif » .

Selon Rémi Lambert, « ce « divorce à l’amiable » au lieu du licenciement, inventé par le patronat pour s’exonérer par avance de la responsabilité d’une rupture, ne comporte naturellement aucune garantie sérieuse des droits des salariés qui en subiront la pression. Il vise à contrecarrer la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation, interdisant à ce jour les transactions préalables au licenciement pour protéger les droits et le consentement des salariés. Surtout, cette mesure est le socle que le patronat veut mettre en place pour la phase ultérieure de la mise en oeuvre de l’ANI, à savoir la mise en cause radicale de la notion même de cause réelle et sérieuse de licenciement, et de sa juste indemnisation en justice. Comment ? En instaurant un inadmissible plafond du montant des dommages et intérêts en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, mesure visée à l’ANI dans l’optique de futures négociations. Ce projet de limitation des droits d’une victime, alors qu’aucune limitation des droits ne peut se concevoir dans le simple respect des textes fondamentaux (déclaration des droits de 1789 et textes constitutionnels et civils), ne paraît pas avoir, à ce jour, frappé ni ému l’opinion. Or, il est totalement inadmissible et scandaleux et ne peut que justifier la plus vive résistance de tous les citoyens soucieux du droit » .

Pour masquer la gravité de l’atteinte, renchérit Aurianne Cothenet, « de nouvelles garanties procédurales sont mises en avant : assistance du salarié, droit de rétractation dans un délai de 15 jours, homologation par l’autorité administrative. Peu de chose, comparé à l’obligation de recevoir le salarié en entretien préalable, d’envoyer en recommandé une lettre de rupture détaillant des motifs réels et sérieux, de chercher un reclassement et de respecter des délais dont l’objectif est de garantir une décision réfléchie. Surtout, l’homologation, présentée comme l’ultime protection, est réputée acquise au-delà d’un délai, jugé dérisoire par les inspecteurs du travail, de 15 jours ! Plus grave, la rupture conventionnelle va en fait se substituer aux transactions qui interviennent après un licenciement, pour éviter un procès en cas de contestation du salarié sur ses salaires ou son licenciement. L’objectif est d’éviter la règle selon laquelle la transaction doit toujours respecter l’intégralité des droits du salarié » .

Indemnité unique de licenciement

Une des mesures présentées comme un avantage est la création d’une indemnité unique de licenciement pour tous les salariés justifiant d’un an d’ancienneté, contre deux actuellement, et dont le montant aurait été doublé (article 4 du projet de loi). « Mais ce doublement ne bénéficie en réalité qu’à certains salariés. Ceux licenciés pour motif économique ou pour inaptitude à la suite d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle bénéficiaient déjà de ce montant , explique Aurianne Cothenet. Par ailleurs, le projet ne dit pas si le décret d’application fixant le montant de cette indemnité unique maintiendra la majoration prévue pour les salariés licenciés après dix ans d’ancienneté. Le droit au doublement de l’indemnité pour certains salariés, reconnu par la loi de « modernisation sociale » du 17 janvier 2002, est supprimé. C’est en fait nier la responsabilité de l’employeur lorsqu’il licencie en raison de la situation économique de l’entreprise, d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle. »

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