Mauvais fonds

Dans l’affaire des fonds occultes de l’Union des industries de la métallurgie, le témoignage d’une ancienne chargée de mission nous permet de comprendre comment a été capté l’argent de la formation professionnelle. **Exclusif.**

Thierry Brun  • 30 avril 2008
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L’Union des industries des métiers de la métallurgie (UIMM) sera-t-elle de nouveau passée au crible ? L’organisation patronale, et principale fédération du Medef, est l’objet d’une enquête portant sur 19 millions d’euros de retraits suspects en liquide, réalisés entre 2000 et 2007 à la demande de Denis Gautier-Sauvagnac, à l’époque président de l’UIMM. L’affaire, révélée en septembre 2007, a depuis débouché sur la mise en examen de Denis Gautier-Sauvagnac pour « abus de confiance », « travail dissimulé » et « recel d’abus de confiance ».
Dix jours après les révélations, Yvon Gattaz, président de 1981 à 1986 du CNPF (ancien nom du Medef), a jeté un écran de fumée sur cette affaire. L’ancien dirigeant affirmait que « cet argent vient des cotisations des entreprises. Ce sont les ­entreprises qui finançaient des caisses destinées aux syndicats. Personne ne s’en mettait dans la poche, ni les responsables patronaux, je pense, ni les responsables syndicaux non plus ».

Depuis, d’autres dirigeants, comme Yvon Jacob, président de la Fédération des industries mécaniques (FIM), une organisation qui regroupe une cinquantaine de syndicats professionnels, se sont relayés derrière lui pour faire diversion et banaliser l’enquête de Tracfin [^2], cellule de traque antiblanchiment qui aurait alerté sur les retraits en liquide de l’UIMM, ainsi que le dossier du juge d’instruction Roger Le Loire, chargé d’enquêter sur la caisse noire de l’organisation. Panier de crabes ?

Il se trouve que les entreprises n’étaient pas les seules à « cotiser » pour la caisse noire patronale. En décembre 2007, les enquêteurs de la brigade financière ont certes dressé le constat accablant d’une comptabilité volontairement opaque et de ­contrôles inexistants. Mais ils ont aussi découvert que l’origine des retraits suspects d’argent liquide ne s’est pas limitée à la caisse noire, la fameuse caisse d’Entraide professionnelle des industries de la métallurgie (Epim), dotée de 617 millions d’euros, évoquée jusqu’alors. L’Epim n’est en fait qu’un arbre qui cache la forêt. ­D’autres sources de financement proviennent d’organismes rattachés à l’UIMM, notamment des associations financées en grande partie par les fonds de la formation professionnelle et par des subventions publiques [^3]. La formation professionnelle représentant à elle seule une manne qui s’élevait à 26 milliards d’euros en 2005, selon l’Insee (1,5 % du PIB).

Annick Lepage, une ancienne chargée de mission d’un des outils de la formation professionnelle dépendant de la FIM, a apporté au juge Le Loire, qui l’avait convoquée dans le cadre de l’enquête, un témoignage saisissant sur les méthodes employées pour capter l’argent de la formation professionnelle dans la nébuleuse des 45 000 entreprises adhérentes à l’UIMM. Elle a détaillé précisément quelques-uns des détournements effectués au sein de cette fédération. Son exposé des faits, qui remontent à 1997, a été confirmé au juge par l’un des ex-dirigeants des « questions de formation » de la FIM. « J’ai dû établir un dossier pour faire apparaître ce que j’ai nommé des dysfonctionnements, qui sont en fait des détournements importants que la FIM a laissé faire depuis de nombreuses années », explique Annick Lepage.

Embauchée en 1996 , la chargée de mission pense agir pour la bonne cause en constatant des anomalies dans Formeca Formation (ex-Formeca-Fessart), un centre de la FIM « qui formait 250 jeunes, et [était] financé par des fonds publics, notamment par la taxe d’apprentissage ». Leur coût est évalué « entre 1,1 et 1,2 million d’euros de juillet 1996 à fin 1997 ». Elle attire donc l’attention de sa hiérarchie, en particulier de Martine Clément, alors présidente de la FIM, sur un système qui était, selon elle, généralisé. Transmis aux dirigeants de la FIM, le dossier d’Annick Lepage devient « sensible » et déclenche une série d’événements inhabituels. À commencer par des tentatives de déstabilisation. Une procédure de licenciement viendra à bout de la chargée de mission en 2001.

Illustration - Mauvais fonds


Denis Gautier-Sauvagnac, l’homme par qui le scandale est arrivé. / BUREAU/AFP

Autre événement, en août 1997, un incendie dans un entrepôt du Havre détruit de nombreuses archives sensibles, dont ­celles de Formeca, de la FIM et du Crédit lyonnais… Enfin, le dossier d’Annick Lepage provoque de surprenantes réunions avec les plus hautes instances de la Fédération des industries mécaniques, de l’UIMM et du Groupement des industries métallurgiques (GIM). Deux réunions sont organisées avec Denis Gautier-Sauvagnac, son adjoint Dominique de Calan, et les dirigeants de la FIM, confirme l’ex-responsable des « questions de formation » de la FIM. Devant l’ampleur des « anomalies », ce même dirigeant explique qu’il a « court-circuité la direction générale de la FIM en transmettant le “dossier sensible” du 24 octobre 1997 à Mme Clément ».

Quelles sont les anomalies relevées ? Annick Lepage donne des exemples, preuves à­ l’appui. Elle cite le cas de l’Association des anciens élèves de Formeca-Fessart : « Pour certains, le compte est domicilié à la Caisse des dépôts et consignations, avec des mouvements d’espèces importants. Il y a aussi les membres de la famille des “permanents du système”, qui bénéficient des retours sur commissions par le biais de la création d’entreprises produisant des fausses factures. Et les permanents des organisations professionnelles se font rémunérer par des interventions en tant que “conseiller en…”. Et certains chefs d’entreprise sont “complaisants”. » Explosif, le fameux dossier d’Annick Lepage entraîne le licenciement du directeur et la fermeture du centre de formation Formeca-Fessart. En 1999, devant la chambre sociale de Versailles, qui juge l’ex-directeur, Annick Lepage atteste que « les “dysfonctionnements importants” dans cette affaire étaient également connus et “mini­misés” par la direction générale du Groupement des industries métallurgiques (GIM), ayant pour président Jean-Loup Giros, par ailleurs trésorier de la FIM et président du centre de formation Aforp ».

Annick Lepage n’est pas seule à constater les dérives de son secteur. Dans la même période, le service central de prévention de la corruption (SCPC) rend un rapport (1998-1999) qui consacre un chapitre aux dérives observées dans le secteur de la formation professionnelle. Le SCPC souligne sans détour que « la fraude et la corruption règnent [dans ce secteur] car tous les intervenants ont un intérêt à frauder, aussi bien les stagiaires que les organismes de formation, les organismes collecteurs ou les entreprises. Ce secteur est l’un de ceux qui présentent le plus de risques puisque les contrôles y sont soit désorganisés, soit difficiles puisqu’ils concernent des associations ». Les années suivantes, le même constat se répète.

Yvon Jacob ayant succédé à Martine Clément à la tête de la FIM, on comprend mieux son empressement [^4] à justifier les versements effectués par Denis Gautier-Sauvagnac. Le nouveau patron de la FIM avait affirmé en décembre 2007 que ces versements étaient inscrits « dans le cadre de la loi » régissant les organisations syndicales et patronales. Il avait aussi signalé que « la comptabilité de nos organisations syndicales peut ne pas être publiée si tel est le choix ­qu’elles ont fait ». « Rien n’interdit que des versements à telle ou telle personne ou organisation soient faits en liquide plutôt qu’en chèque. » On sait désormais ce que cela signifie.

[^2]: Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins.

[^3]: La découverte des enquêteurs est relatée dans un court article des Échos du 3 décembre 2007.

[^4]: Ex-député RPR de 1993 à 1997, Yvon Jacob était candidat à la succession de Denis Gautier-Sauvagnac à la présidence de l’UIMM. Il a animé le mouvement Idées Action, qui se transformera, en 1999, en Génération libérale. Les fondateurs de ce mouvement sont Jacques Garello et Pascal Salin, bien connus de la mouvance ultralibérale.

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