Quand le blé vaut de l’or

Geneviève Azam  • 10 avril 2008 abonné·es

« Et je n’écoute pas les journaux financiers, quoique les bulletins de la Bourse soient notre prière quotidienne» (Blaise Cendrars, le Panama , 1913-1914).

Rien n’échappe à la litanie de la finance, ni les matières premières industrielles, ni les produits de «première nécessité»: àcôté du pétrole, du zinc et autres métaux, le soja, le colza, le maïs, le riz, le blé, et même les carcasses de porc sont de nouveaux supports pour des produits financiers. Et cela grâce au «miracle» des produits dérivés et des contrats à terme: pour se couvrir contre les variations de prix, ces contrats permettent de fixer aujourd’hui le prix futur d’un produit physique (ou financier). Ils s’échangent ensuite et permettent aux fonds spéculatifs d’investir et d’encaisser les différences entre valeur d’achat et de vente, sans toutefois se faire livrer physiquement la marchandise. Ainsi, la simple annonce inquiète de stocks mondiaux de riz très bas a ravi les spéculateurs, qui se sont jetés sur cette manne et ont contribué à faire augmenter le cours du riz de 31% le 27mars 2008!

Les dérivés sur les matières premières sont en effet la cible favorite des fonds spéculatifs depuis la crise des subprimes. En janvier-février2008, le volume des contrats à terme sur l’ensemble des matières premières a augmenté de 65% à70% sur la place de Londres par rapport à la même période en 2007. Le riz, le blé, les produits agricoles, devenus produits financiers, semblent ainsi perdre toute substance, toute teneur. Ils sont du riz-papier ou du blé-papier, des écritures, pendant qu’une partie du monde crie famine. Les valeurs sont vidées de leur substance, de leur point fixe; ce qui importe, c’est leur hausse ou leur baisse, enregistrées dans les bourses, qui deviennent le pouls du monde tout en sapant sa fondation. Pour rester arrimés au réel, il faut entendre l’inquiétude de la directrice générale du Programme alimentaire mondial (PAM) devant la nécessité d’un rationnement de l’aide alimentaire. Les demandes, en effet, concernent maintenant aussi des pays comme le Mexique ou l’Indonésie, où les denrées existent, mais sont trop chères pour une frange importante de la population. Il faut lire aussi le dernier rapport de la FAO, selon lequel, même si quelques progrès ont eu lieu en Chine et en Inde, le nombre global des victimes de la faim et de la malnutrition augmente encore.

Ainsi, la crise financière actuelle ne peut être réduite à un simple excès de la finance, qu’il suffirait d’arraisonner, une fois la tourmente passée. Si, dès le début du siècle passé, le capital financier tend à devenir prépondérant par rapport au capital industriel, avec le néolibéralisme, c’est l’ensemble des conditions de vie à l’échelle du monde, y compris dans ce qu’elles ont de plus élémentaire, qui sont passées sous la domination de la finance globale. Celle-ci permet l’annexion dans le processus capitaliste des domaines qui lui échappaient encore ou qui lui avaient été soustraits par l’action régulatrice des États. En ce sens, il n’y a aucune limite a priori à l’extension du modèle boursier. Et cela d’autant plus que, dans le domaine des matières premières, la spéculation financière se nourrit de la crise écologique. L’épuisement des ressources non renouvelables et l’augmentation forte de la demande en provenance des pays dits «émergents», l’impact de la crise climatique sur les productions agricoles, l’épuisement des sols, l’utilisation des terres et des productions céréalières pour la production d’agrocarburants sont autant de facteurs de rareté et d’incertitude qui peuvent alimenter la spéculation. En retour, la transformation de ces ressources en produits financiers accélère le pillage de la planète et la dégradation environnementale.

Les limites écologiques à l’expansion infinie du capital poussent les marchés à la hausse et laissent envisager la possibilité de nouvelles bulles financières, permises actuellement par les interventions des banques centrales qui cherchent à éviter l’effondrement du système de crédit et la récession en facilitant l’accès aux liquidités.

Mais un nouveau palier est franchi. En effet, la crise des subprimes a déjà illustré les limites et les contradictions d’une croissance économique tirée par une économie d’endettement qui finit par laisser exsangues et insolvables les plus pauvres. La hausse du prix des matières premières est porteuse de tendances inflationnistes. Or, la baisse des prix est aujourd’hui, avec l’endettement, le moyen de maintenir en même temps des bas salaires et un potentiel de consommation à bas prix. Face à ces contradictions, lourdes de menaces pour les sociétés et pour la démocratie, seule notre capacité collective à retourner ce processus par l’affirmation de valeurs politiques stables, non sujettes aux fluctuations de la bourse ou de l’audimat, pourra nous prémunir de la barbarie.

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