Cannes 2008 : « Je veux voir » de J. Hadjithomas et K. Joreige ; « 24 City » de Jia Zhangke ; « Trans# : working titl » de Jin ; « Tyson » de J. Toback

Christophe Kantcheff et Ingrid Merckx sont à Cannes pour le Festival du cinéma. Retrouvez chaque jour sur Politis.fr leurs billets en direct de la Croisette.

Cannes 2008  • 18 mai 2008 abonné·es

Samedi 17 mai 2008

Je veux voir de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ; 24 City de Jia Zhangke

Par Christophe Kantcheff

Parce que le Liban est trop souvent une terre de guerres et d’affrontements, il est aussi un pays en proie aux images d’information, aux reportages télévisés, toujours les mêmes, avec toujours le même non-regard. Comment filmer le Liban ? Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont des artistes et des cinéastes libanais. Ils se sont retrouvés bloqués à Paris quand la guerre a éclaté en juillet 2006. Ils en sont restés les spectateurs impuissants, effondrés. Mais cette guerre les a amenés à repenser leur travail de cinéma en cours.

Comment filmer le Liban ? Que peut le cinéma ? De ces deux questions est né Je veux voir , présenté à Un certain regard. « Je veux voir » , c’est la phrase que prononce Catherine Deneuve, confirmant sa volonté de « voir » le Sud Liban, là où les combats contre les Israéliens ont été les plus durs. Catherine Deneuve ? C’est sur elle que repose le projet du film. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige la filment, accompagnée, guidée, conduite en voiture par l’artiste et comédien libanais Rabih Mroué, avec la conscience qu’avec elle et en elle, tout un pan de cinéma s’engage dans un monde meurtri.

Illustration - Cannes 2008 : « Je veux voir » de J. Hadjithomas et K. Joreige ; « 24 City » de Jia Zhangke ; « Trans# : working titl » de Jin ; « Tyson » de J. Toback

Deneuve l’icône du cinéma, mais aussi Deneuve la personne. Que réussira-t-elle à voir ? Que va-t-il se passer entre elle et Mroué, qui a passé une partie de son enfance dans la maison de sa grand-mère, dans un village du sud aujourd’hui dévasté, mais qui n’y est pas retourné depuis la guerre ? Que donnera à l’image cette rencontre improbable entre l’univers que porte la comédienne de Demy, de Buñuel ou de Téchiné et le Liban contemporain, miné (à tous les sens du terme), et sous tension.

Des silences, beaucoup de silences, car les explications sont inutiles devant une maison familiale introuvable, démolie ; quelques instants de terreur, Deneuve étant littéralement sous le choc quand les avions israéliens passent, précisément pour faire peur, le mur du son ; des moments de relâchement aussi, Je veux voir étant aux antipodes du spectaculaire, contrairement aux images médiatiques.

Entre Catherine Deneuve la fiction et Rabih Mroué le documentaire, les mots s’échangent timidement, délicatement. Ils parlent dans la même langue. Le Liban requiert un regard attentif, qui ne juge pas, mais un regard capable aussi d’imaginer son devenir, de le réinventer. Le Liban a besoin du documentaire et de la fiction. Réunis, dans l’habitacle d’une voiture, le temps d’un film.

24 City , du Chinois Jia Zhangke, présenté en compétition officielle, effectue une radiographie de la société chinoise contemporaine. Sa caméra tourne autour d’une grande usine militaire d’État à Chengdu, qui a fonctionné pendant 50 ans, aujourd’hui démolie pour être remplacée par un complexe d’appartements de luxe, 24 City. Le cinéaste a recueilli la parole de huit personnages (5 hommes, 3 femmes), d’anciens ouvriers qui ont travaillé dans une grande usine militaire d’État, et de nouveaux riches chinois (leurs enfants), assoiffés de réussite.

Là encore la fiction côtoie le documentaire. Si les cinq hommes témoignent, le film suggère que le récit des trois femmes relève de la fiction. Mais la frontière entre les genres est décidément ténue (ce qui n’est pas une découverte). Car toutes ces voix se font écho et racontent des destins façonnés par l’usine et la violence de l’État « communiste ». Tous sonnent de la même justesse. De la même vérité. L’histoire d’un rêve chinois, sans cesse brisé.

C. K.


Trans# : working titl de Jin/ Tyson de James Toback

Par Ingrid Merckx

Pourquoi autant d’informations sur les films à Cannes ? Quel sens cela peut-il avoir d’ébaucher une critique de films que, sauf quelques exceptions, comme le Conte de Noël d’Arnaud Desplechin, ne sortiront pas avant plusieurs mois, quand on aura oublié de quoi il retournait, et dont on reparlera forcément alors ? Au moins deux réponses à cela. La première tient à la place de la critique dans la presse : elle se réduit tant et tant qu’on voit mal pourquoi le plus grand festival de cinéma au monde ne serait pas l’occasion, justement, de croiser un maximum de regards critiques. Le problème n’est pas qu’il y en tant de critique à Cannes mais qu’il y en ait si peu en dehors.

La deuxième raison touche à l’économie du cinéma : s’il y a fort à parier qu’on reparlera, au moment de leur sortie, du dernier Woody Allen par exemple, présenté hors compétition, ou du dernier James Gray, en compétition à Cannes, ou même de l’excellent Dernier maquis de Rabah Ameur Zaïmeche, projeté à la Quinzaine des réalisateurs, que dire du premier film de la jeune coréenne Jin, diffusé par l’Acid ? La salle des Arcades, ouverte aux spectateurs lambda, n’était pas comble ce soir-là. Cannes c’est aussi l’occasion d’évoquer ces films de toute petite économie pour leur donner une chance, précisément, qu’on en reparle.

D’autant que Trans# : working title , a expliqué Dominique Boccarossa, cinéaste co-président de l’Acid, lors du débat post-projection, est un objet étrange qui se caractérise par une absence d’écriture et de scénario préalables et laisse le sens naître du montage des images et du son. « Ce film génère une liberté qu’on a oubliée ; en existant, il rappelle aux cinéastes qu’une telle liberté est possible » . Jin, jeune coréenne de trente ans a quitté son pays natal vers l’âge de vingt ans pour Paris. Elle a bataillé quelques années puis a commencé à avoir une vie « confortable ». Mais ce confort ne convenait pas à son esprit d’aventure. Il lui fallait repartir. Elle a donc décidé de refaire le voyage Séoul-Paris en prenant tout sauf l’avion et en filmant, sur son trajet, comment les gens vivent (en Chine, à Saint-Pétersbourg, à Oulan-Bator, sur le lac Baïkal…), pour préciser, ce faisant, comment elle avait envie de vivre, elle. Son film retrace cette quête : une succession d’images et de témoignages où elle intervient, se filme aussi, parfois impudique, parfois silencieuse, parfois en voix-off, prononçant en coréen ou en français des fragments de ce qui pourrait être un journal intime ou des pensées intimes éparses, confiées au vent.

Pourquoi appartenir, se définir, rentrer dans des cases, interroge la jeune aventurière qui aime à rencontrer d’autres voyageurs au long cours. Son film ressemble à ce désir de flottement, quelque part sur la planète. Les images, filmées en numérique et hardiment de toutes natures et de tous styles, s’enchaînent cependant un peu trop vite pour que ce flottement soit aussi une invitation, quelque chose à partager. Jin a expliqué qu’elle avait fait quatre versions de son film et choisi la moins codifiée, celle qu’elle sentait lui ressembler le plus, celle qui ressemblait le moins, aussi, à ce que d’autres auraient pu faire. Deux distributeurs présents dans la salle seraient sortis assez emballés de la séance, un bel espoir pour l’équipe de l’Acid qui œuvre, à Cannes, pour que les films qu’elle programme « trouvent le chemin des salles » .

Nul besoin d’être fan de, pour aimer un film sur le sport. Le Zidane de Philippe Parreno et Douglas Gordon, n’a t-il pas été un des plus beaux films de Cannes 2006 ? Cette année, deux biographies de champions sont prévues sur la Croisette : Maradona , par Emir Kusturica (à suivre dans une prochaine chronique), et Tyson , par James Toback. Soit 1 h30 sur l’athlète légendaire et controversé, avec au moins deux tiers de documents inédits comprenant des combats, des entretiens, des photos. Limite psychopathe, Mike Tyson ?

Illustration - Cannes 2008 : « Je veux voir » de J. Hadjithomas et K. Joreige ; « 24 City » de Jia Zhangke ; « Trans# : working titl » de Jin ; « Tyson » de J. Toback

C’est sûrement pour démonter cette méchante rumeur que le deux fois champion du monde de poids lourds a accepté ce film. Tyson est filmé entièrement du point de vue du concerné qui se livre, face à la caméra, à une captivante confession en revisitant sa carrière depuis ses débuts. Plutôt que la critique, l’autocritique, plutôt que la calomnie, un exercice de mise à nue lucide sur grand écran. Pour bien montrer qu’il n’esquive pas le principal coup qu’on lui porte, le film Tyson débute directement sur cette histoire de folie : « C’est le chaos dans ma tête » , confie le champion en gros plan, de blanc vêtu, son tatouage de guerrier maori descendant de la tempe gauche. Alors, l’écran se dédouble, puis se divise en trois, Tyson continuant de parler, il est plusieurs voix et plusieurs visages…

L’usage du split screen (écran divisé) est la grande trouvaille de ce documentaire biographique plutôt classique mais très rythmé. Elle donne une ampleur particulière à ce « Tyson par lui-même » : commentant son passé, le boxeur creuse ses erreurs et se livre à une étonnante introspection. S’il passe rapidement sur sa vie privée, sa dépression, sa relation avec la drogue, ses tendances paranoïaques, il reste longtemps sur ses combats, victoires comme échecs, prenant la boxe sur son versant sinon intellectuel, en tout cas mental. Avec des coups d’éclat : quand Mohamed Ali monte sur le ring lui dire de « déchirer » Michael Spinks (qui l’a battu), quand il prend son premier KO par Buster Douglas, ou quand il se fait exclure pour avoir mordu (deux fois) l’oreille d’Evander Holyfield…

Ce qu’il craint le plus le gamin de Brooklyn qui se faisait racketter et tabasser quand il était petit et gros sur le chemin de l’école ? L’humiliation. Qu’il continue de redouter. À quarante ans, six enfants, des années de prison et une cure de désintoxication derrière lui, Mike Tyson apparaît très digne dans ce film, repenti sur le chemin de l’apaisement, particulièrement émotif, et étonnamment éloquent.

I.M.

Temps de lecture : 9 minutes