L’an I de la Sarkonomics

Liêm Hoang-Ngoc  • 15 mai 2008 abonné·es

En 1970, Richard Nixon déclarait : « Nous sommes tous keynésiens. » À peine dix ans plus tard, la « Reaganomics » incarnait la rupture de l’Amérique néoconservatrice avec trente ans de keynésianisme. Au cours des Trente Glorieuses, le keynésianisme à la française était incarné, entre autres, par la figure du général de Gaulle. Avec la « Sarkonomics », succédané hexagonal de la Reaganomics, la rupture avec le gaullisme économique sera l’œuvre des gaullistes eux-mêmes, non sans quelques complicités dans l’autre camp. Elle a pour but de rendre irréversible le détricotage du compromis de 1945, inspiré du programme du Conseil national de la Résistance. Elle est explicitement à l’œuvre depuis au moins quinze ans, au cours desquels la France est loin d’avoir été immobile. Seuls les travailleurs sont restés endormis, acceptant l’effort presque sans broncher. La rupture fut autorisée par Jacques Chirac en 1986, lors de la première cohabitation, au cours de laquelle il tenta de lancer par ordonnances la première vague de privatisations. Elle est assumée au grand jour en 1993 par Édouard Balladur, nommé Premier ministre de la deuxième cohabitation (et flanqué de Nicolas Sarkozy au Budget), après la défaite des séguinistes au RPR. Le clou est enfoncé au cours de la dernière législature, avec l’aide zélée de François Fillon (jadis chantre du gaullisme social) sur les retraites, et de Dominique de Villepin, inaugurant le bouclier fiscal et lançant les premières flèches contre le CDI.

À l’issue de ces deux dernières décennies, « l’ouverture à la concurrence » est en passe de s’achever dans tous les secteurs stratégiques. Le système fiscal a été rendu de moins en moins redistributif. Les retraites ont été « réformées ». Contrairement à une idée reçue, la part des dépenses de l’État en tant que tel a diminué. Celles qui concernent son fonctionnement ont baissé. La part des salaires dans la valeur ajoutée a reculé de dix points. L’autonomie des universités est en marche.
Les prochains chantiers enfonceront un peu plus le clou. La revue générale des politiques publiques réduira l’armée des hussards de la République. Une nouvelle réforme des retraites allongera la durée de cotisation et réduira le niveau des pensions, condamnant les salariés à souscrire aux fonds de pension. La « modernisation » du marché du travail dépouillera le CDI de ses protections. La montée en puissance des franchises pourrait conduire à la privatisation progressive de l’assurance-maladie.
La politique économique de Nicolas Sarkozy est à cet égard cohérente. Elle souffre inévitablement de « couacs » impopulaires parce qu’elle creuse les inégalités, au nom de l’efficacité. Elle n’a pas provoqué de choc sur la croissance et creusera les déficits publics, malgré ses intentions.

Le mal n’est pas propre à la France, certes plus atteinte au cours de ces dernières années. La Sarkonomics est la copie bling-bling de la politique conduite par nos partenaires européens, dont on vante l’exemplarité. Or, la zone euro est celle où la croissance est la plus faible du monde. La monnaie est surévaluée. Le pouvoir d’achat baisse. L’investissement est à la traîne. L’Allemagne elle-même, locomotive des « réformes », vient de réviser ses prévisions de croissance pour 2008. Jusqu’à présent insensible à l’euro fort, la compétitivité allemande se dégrade, malgré des « réformes structurelles » qui ont fini par casser la demande intérieure. La croissance ne dépassera pas 1,2 %. Le taux d’endettement dépassera 68 % du PIB, loin des 60 % autorisés par le pacte de stabilité.

La Reaganomics s’était soldée par un échec économique. Elle offrait aussi son paquet fiscal, indispensable pour calmer la révolte des nouveaux rentiers. Elle déréglementait et faisait le procès de la dépense sociale en stigmatisant les « assistés ». À la tête de la Banque centrale, le très monétariste Paul Volcker avait relevé les taux d’intérêt et se targuait d’avoir rétabli un dollar fort. La production industrielle s’effondra. Les « déficits jumeaux » (du budget fédéral et du commerce extérieur) se creusèrent. Le chômage atteignit un pic de 9 % en 1983.
Les États-Unis sont redevenus keynésiens sans le dire depuis le sommet du G5 de 1985. Aujourd’hui, face à la récession qui s’annonce, ils baissent les taux d’intérêt, dévaluent leur monnaie et pratiquent le déficit budgétaire. Au même moment, la France et l’Eurogroupe sont plombés par un euro cher. À la veille de la présidence française du Conseil européen, le débat promis sur la politique monétaire européenne semble enterré. Au nom du respect dogmatique du pacte de stabilité, les plans de rigueur nous plongent dans le cercle vicieux de la décroissance et des déficits. L’approfondissement des réformes structurelles, réclamé par certains apprentis sorciers, ne fera que serrer la corde autour du cou d’un pendu qui ne respire déjà plus.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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