Toute voix dehors

Dans un groupe presque exclusivement féminin, Déborah Tanguy représente une sensibilité nouvelle sur la scène du jazz vocal. Elle possède notamment un art exceptionnel de l’improvisation. Rencontre.

Denis Constant-Martin  • 8 mai 2008 abonné·es

Ce qui frappe d’abord, et fort, lorsque l’on entend pour la première fois Déborah Tanguy, c’est son art de l’improvisation. Non qu’elle néglige les paroles, au contraire : sa diction est d’une grande clarté ; sa sensibilité lui permet d’exprimer toute l’émotion que recèlent des textes qu’elle sélectionne avec un très grand soin. Mais lorsqu’elle abandonne le thème pour inventer en onomatopées scat de nouvelles mélodies, elle se comporte en instrumentiste, en jouant de la voix comme elle pourrait souffler dans un saxophone ou une trompette. Elle explore avec gourmandise le potentiel harmonique et rythmique de la chanson, elle le transcende en imaginant des mondes musicaux situés au-delà de ceux qu’il circonscrit au départ pour finir par donner au matériau initial une richesse insoupçonnée. Et l’auditeur ne peut pas ne pas ressentir profondément la jubilation qui habite la chanteuse musicienne lorsqu’elle prend possession d’un air pour le transformer, sans jamais le dénaturer.
« À la base, je suis une musicienne, rappelle Déborah Tanguy. Du coup, je réfléchis d’abord à la musique que je vais pouvoir faire, avec quelle sorte d’instruments. Je ne pense pas à ma voix devant une rythmique, j’imagine la musique dans sa globalité. Cela m’a incitée à travailler un répertoire qui n’est pas toujours pratiqué par les autres chanteuses de jazz. J’ai acquis très tôt un important bagage de standards. Mais j’ai eu envie de les faire autrement ou d’aller voir ailleurs, vers des morceaux qui relevaient davantage du jazz instrumental, des compositions d’Ornette Coleman par exemple. Et parfois je chante uniquement la musique, sans paroles, et j’improvise. »

Elle doit sa formation de musicienne à des parents qui ont remarqué très tôt son goût pour le jazz, mais lui ont aussi donné une formation classique solide : études secondaires en horaires aménagés, avec apprentissage du violon et du saxophone, cours au Conservatoire de Caen. Pourtant, il lui fut longtemps interdit de chanter à cause de problèmes de cordes vocales. Jusqu’au jour où, pendant un stage de théâtre et de comédie musicale, un des formateurs lui a dit : « Toi, il faut que tu fasses du jazz ! » Elle a alors entamé un nouveau parcours qui l’a conduite à travailler avec les chanteuses Guilen Delassus, Sarah Lazarus et Stéphanie Crawford, la pianiste Carine Bonnefoy ou les saxophoniste et trompettiste Lionel et Stéphane Belmondo. Dans le même temps, elle commençait à se produire en public, participait à de nombreux festivals et gagnait les concours de Crest jazz vocal en 2001 et du Jeune talent jazz Île-de-France en 2002.

Avec quelques autres vocalistes, Déborah Tanguy a réussi à démontrer qu’on peut être française et chanter du jazz. « Je n’ai aucun problème en ce qui concerne la langue dans laquelle je m’exprime, dit-elle. Je peux chanter le jazz en français, en anglais, en espagnol, cela ne fait pas de différence. Le français est sans doute plus difficile à faire swinguer mais on peut y arriver. » Paradoxalement, c’est sans doute à l’étranger que le français jazzé a d’abord été accepté. Déborah Tanguy en a fait l’expérience dans plusieurs pays européens et en Afrique du Sud, où elle est allée souvent et a résidé pendant trois ans. D’abord inscrite comme étudiante à l’université du Cap, elle donne des récitals avec de jeunes musiciens sud-africains, puis elle y enseigne et rencontre des professionnels plus chevronnés, tels que le bassiste Carlo Mombelli ou la saxophoniste Shannon Mowday. « Shannon est une boule d’énergie, et travailler avec son groupe Galumphing fut un grand bonheur, témoigne-t-elle. Et j’ai évidemment découvert des musiques superbes en Afrique du Sud. Elles m’ont marquée : je continue à chanter des airs tels que Ntyilo Ntyilo, une sorte d’hymne des musiciens de jazz de ce pays, et j’utilise aussi des rythmes et des sonorités qui viennent du Cap dans des arrangements d’autres chansons. »

Le groupe que dirige Déborah Tanguy est en majorité composé de musiciennes : elle a gardé des rapports privilégiés avec la pianiste Carine Bonnefoy, entretient une complicité musicale subtile avec la trompettiste Airelle Besson, et apprécie le jeu de la percussionniste Julie Saury, auxquelles vient s’ajouter, lorsque c’est possible, Shannon Mowday. Le réseau d’affinités qu’elles constituent témoigne de la possibilité qu’ont aujourd’hui de jeunes femmes d’être reconnues comme musiciennes à part entière. Car, pour Déborah Tanguy, l’essentiel est, encore une fois, la musique.

Culture
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