Homme de main

La Fondation Cartier-Bresson propose une rétrospective Saul Steinberg. Des collages et des dessins à la fois satiriques et ludiques.

Jean-Claude Renard  • 12 juin 2008 abonné·es

Première confrontation artistique : l’atelier de son père, relieur et fabricant de boîtes de chocolat, de rouges à lèvres, souvent décorées de reproductions de peintures ou d’imageries kitsch. Un véritable «collège des collages». Pas loin, un oncle horloger, deux autres peintres. C’est bien assez pour créer des vocations. Né en dans un petit village de la campagne roumaine, Saul Steinberg (1914-1999) choisit d’abord l’architecture. L’antisémitisme gagne la Roumanie, il file pour Milan, bastion du design moderne. Il dessine, et rapidement collabore à diverses publications. En 1941, il fuit le fascisme, se réfugie à Saint-Domingue en attendant un visa américain, publie déjà régulièrement dans les périodiques new-yorkais. En 1942, il débarque à Big Apple. Presque aussitôt, il dessine du matériel de propagande pour les Forces alliées, quand il est alors nommé officier de renseignements. Les galons ne l’empêchent pas de poser un regard perspicace, voire comique, sur la vie militaire dans les pages du New Yorker. Du pur Steinberg à vrai dire, migrant toujours, un pied dedans, un pied dehors, le regard sceptique, façon Rimbaud, migrant définitif aussi, figure d’identification.

Parmi les proches, Vladimir Nabokov, Saul Bellow, Le Corbusier, Giacometti et Henri Cartier-Bresson. Il existe pires amitiés. Mais surtout, après guerre, foin d’architecture, il consacre son temps au dessin, assure les couvertures des magazines, expose. Il réalise encore des œuvres murales, travaille pour des revues de mode, exécute des motifs pour textile, aligne publicités et cartes de vœux. Sur le papier, il colle, crayonne, aquarellise, stylo-bille et cire, feutre et tapisse, fixe du bois, peint, ajoute un peu d’encre. Saul Steinberg va taquiner la feuille jusqu’à la fin de sa vie. Parce que «sans dessin, point de réalité». Une réalité corrigée à sa manière, entre farces et attrapes, au diapason d’un homme né en 1914.

La fondation Henri Cartier-Bresson présente une centaine de dessins, collages et assemblages de Steinberg, réalisés entre les années~1930 et~1990. Soit la somme d’un calligraphe contemporain. Au trait élégant et incisif. Une parade colorée et joviale, des femmes «en liberté», un cocktail mondain bondé, la place Saint-Marc à Venise, tapissée de pigeons et de touristes, une suite de motels, un stade illuminé dans la nuit, des cow-boys en porte-flingues, une nature morte au petit-déjeuner, des scènes d’intérieur, d’autres trempées d’urbanités, des scènes familiales, tantôt naïves, tantôt surréalistes, des formes revisitant le cubisme, un portrait au crayon de Giacometti, un méli-mélo hilarant où se côtoient artistes à la palette, Indiens et cyclistes, un autoportrait en archéologue mental qui fouille les racines de son monde imaginaire, des chemins tracés dans l’air par des mains italiennes en pleine conversation. Des schémas narratifs simples. Efficace lecture.

L’exposition, dont l’accrochage est remarquable, le souci de pédagogie pas moins remarquable, manque malheureusement de ces fameuses couvertures de magazines signées par l’artiste artisan se disant «écrivain qui dessine» . Elle livre cependant parfaitement l’esprit de ce cador du trait-à-la-main, pince-sans-rire, amuseur abuseur. Le dessin Passport, au titre évocateur, en serait l’illustration, soulignant l’habileté politique, les signatures tatillonnes des piètres fonctionnaires au bas de la triste tronche gribouillée de monsieur Tout-le-monde.

Steinberg s’est fait, mine de rien, le représentant du tracé moderne, simple, épuré. Sollicitée, prisée par l’intelligentsia new-yorkaise, son œuvre n’en reste pas moins populaire. De l’accessible à tous, porté par un esprit éclectique, la satire, l’autodérision, la caricature et la fable politique. «J’ai toujours pensé qu’on ne peut énoncer certaines choses qu’en les transformant en canulars, en calembours, confiait le bougre. En bizarreries. Ce qu’on appelle l’humour en somme. Il faut travestir la réalité pour la faire admettre.» C’était exactement observé.

Culture
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