Fais attention à tes oreilles elles ont des murs ! *

Magistrat, membre
de la Ligue des droits
de l’homme
et de la Fondation Copernic, Évelyne
Sire-Marin analyse ici
les dangers du dernier-né des fichiers policiers,
trop joliment nommé « Edvige ».

Évelyne Sire-Marin  • 4 septembre 2008 abonné·es

« Cristina », « Edvige », que ce soit les ouragans ou les fichiers, décidément les catastrophes portent souvent des prénoms féminins ! Edvige est le nom du dernier-né des fichiers policiers, et signifie « Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale ». Son acte de naissance, un décret du 27 juin 2008, est paru au Journal officiel du 1er juillet 2008, en même temps qu’un nouveau service policier, la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), fusionnant les deux grandes oreilles de la République, les Renseignements généraux (RG) et la Direction de la surveillance du territoire (DST). Bien que la création de ce FBI à la française soit passée totalement inaperçue, il faut se demander si le fichier Edvige n’est pas instauré afin de donner un puissant outil de surveillance à la DCRI, concentrant deux polices politiques jusqu’ici concurrentes. La fonction de la DCRI est en effet le « décèlement précoce » des dangers menaçant l’ordre intérieur par une activité de renseignement , visant à identifier les « terroristes » qui mettent en danger la sécurité de l’État (ancienne mission de la DST), mais aussi à tout savoir sur le fonctionnement des partis politiques, des associations et des syndicats (ancienne mission des RG), et sur la vie privée de certaines personnalités (avec des critères tels que l’homosexualité, les relations adultères, la situation fiscale et patrimoniale). Quatre mille policiers répartis sur tout le territoire s’y emploieront. Il n’est évidemment pas neutre de rassembler dans un même service de police les informations concernant le terrorisme et celles qui intéressent la vie politique et démocratique de la nation.

Justement, le fichier Edvige, opère le même glissement en mélangeant les dangers graves menaçant la paix publique et l’activité politique et démocratique ordinaire.
Ainsi, Edvige recensera ceux qui, dès 13 ans, sont « susceptibles de porter atteinte à l’ordre public », mais aussi toute personne « ayant sollicité, ou exercé un mandat politique, syndical ou économique ou qui joue un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif » . En clair, tous les citoyens s’étant un jour investis dans la vie publique, ce qui représente environ 1 million de personnes. On est vraiment dans le film la Vie des autres, puisqu’il s’agit bien de centraliser dans un fichier policier les opinions politiques ou syndicales de tout un chacun, pour peu qu’il soit secrétaire de section syndicale, conseiller municipal ou membre d’un comité d’entreprise. Le décret sur le fichier Edvige permet de compiler, pour ces personnes (art. 2 du décret du 27 juin 1978), « des signes physiques particuliers, photographies et comportement », et des « données relatives à l’environnement de la personne, notamment à celles entretenant ou ayant entretenu des relations directes et non fortuites avec elle ». Ainsi, le « comportement sexuel » au sens large peut être compris dans la catégorie du comportement personnel, qu’il s’agisse d’homosexualité ou d’autres comportements, dans la stricte mesure où ces informations sont nécessaires à l’information du gouvernement et de ses représentants. Ainsi, les pratiques religieuses, et sans doute plutôt celle des musulmans, peuvent être aussi intégrées dans le fichier Edvige.

Pour résumer, il ne s’agit pas de ficher tous les musulmans ou tous les homosexuels, mais de ficher les comportements sexuels ou les pratiques religieuses pour les deux catégories de personnes concernées (à savoir celles qui ont un mandat syndical, politique ou qui sont mineurs et pouvant porter atteinte à l’ordre public), et toute personne « entretenant des relations directes avec elles » . Si ce n’est toi qui est fiché, c’est donc ton frère. Les données recueillies pour une enquête administrative (l’inscription à un concours de la Fonction publique, un agrément d’agent de sécurité…) seront gardées cinq ans, mais la grande majorité des informations seront conservées sans aucune limitation de durée dans le fichier Edvige. Tous les policiers et gendarmes auront accès à ce fichier « dans la limite du besoin d’en connaître » , ce qui est très vaste, puisqu’on ne voit pas pourquoi un policier consulterait un fichier sans avoir besoin de le faire ! Rappelons que le Stic (Système de traitement des infractions constatées), autre fichier policier, est consulté 30 000 fois par jour, c’est la raison pour laquelle la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) a elle-même émis des réserves sur le très large accès de la police à ce fichier. Edvige est une sorte de cauchemar d’été des défenseurs des libertés, ressuscitant Océania, la puissance totalitaire de 1984 de Georges Orwell, et sa police de la pensée : il contiendra des photographies et des données sur les « signes particuliers, le comportement, les fréquentations, les déplacements, les impôts, les véhicules » des personnes visées.

Le prétexte de ce fichage massif est l’affrontement de deux bandes rivales dans le XIXe arrondissement de Paris, le 21 juin, laissant un blessé grave sur le trottoir, victime en outre d’insultes antisémites. Rachida Dati avait immédiatement annoncé qu’elle allait créer un fichier des « bandes » . Et elle en profite pour l’étendre aux bandes… de militants politiques ou syndicaux.
Petit dernier des 36 fichiers policiers existant à ce jour dans notre pays, en quoi Edvige est-il différent des autres? […] Cette fois, nul besoin d’infraction ou de garde à vue pour y figurer. Il suffit que la police pense, sente, hume, soupçonne, que vous êtes « susceptible de porter atteinte à l’ordre public ». On appréciera la conjonction de la notion vague de « susceptible » et du concept flou « d’ordre public » . Le fichage s’opérera donc à l’insu de la personne, qui devra consulter régulièrement la Cnil pour savoir si elle figure dans Edvige, mais qui n’aura pas, de toute façon, le droit de s’y opposer ! En revanche, le point commun de tous ces fichiers de police est de contenir des fiches de mineurs et de personnes simplement soupçonnées par la police, dont beaucoup n’ont jamais été condamnées. En témoignent les 3 derniers fichiers créés : le fichier Eloi [^2], dont la finalité est de faciliter l’éloignement des étrangers, et le logiciel Ardoise, visant à cerner la victime ou l’auteur présumé d’infractions, le policier étant invité à cliquer sur des qualificatifs tels que « mineur en fugue », « sans domicile fixe », « personne âgée », « permanent syndical », « membre d’une secte », « transsexuel » ou « homosexuel ». Ardoise a été suspendu en avril 2008, en raison des vives polémiques qu’il suscitait. Enfin, le fichier Cristina [^3] fusionne les fichiers actuels de la DST et des Renseignements généraux.), fichier de la DST, a été créé le 27 juin 2008, comme Edvige, mais il n’est même pas publié au Journal officiel, car il est classé secret-défense. Il contient des informations personnelles sur les personnes fichées et leur entourage, et échappe au contrôle de la Cnil.
Cette taxinomie frénétique atteste qu’une sorte de logique prédictive est à l’oeuvre depuis quelques années, visant non plus à réprimer les actes réels de délinquance, mais à identifier les futurs auteurs d’infractions. La loi Prévention de la délinquance de mars 2007 avait été critiquée pour cette raison, la crainte étant que le croisement des fichiers de l’Éducation nationale, Base-élèves notamment ^4, avec celui des prestations familiales et celui des conseils pour les droits et devoirs des familles n’entraîne, sous la houlette des maires, une ségrégation sociale des familles défavorisées.

On assiste ainsi à une extension à toute la vie sociale de mesures de surveillance policière et pénale, qui s’étirent dans le temps et dans l’espace. Dans l’espace, la vidéo-surveillance se développe dans les communes, la cybersurveillance veille sur les ordinateurs et les téléphones portables, et la biométrie s’affiche sur les passeports, les cartes d’identité, les cartes de cantine des enfants, transformant chacun d’entre nous en une personne recherchée…
Dans le temps, la rétention de sûreté (c’est-à-dire la prison après la fin de la peine), le bracelet électronique, le fichage pénal s’ajoutant au casier judiciaire (vingt ans pour le fichier des délinquants sexuels) abolissent les différences entre les détenus et ceux qui, bien qu’ayant effectué leur peine, sont « sous main de justice » pendant un temps infini…
Ce qu’on appelait le contrôle social, c’est-à-dire la nécessité de surveiller les « populations dangereuses » est véritablement en passe de devenir un contrôle pénal massif, sans contre-pouvoirs, puisque ni l’institution judiciaire, ni la Cnil, ni le citoyen ne connaissent, ab initio , les données entrées dans les fichiers par la police, ou celles conservées par les opérateurs de télécommunications ou les caméras de surveillance. […]

Michel Foucault disait que le fichage, c’est l’arrêt de la pensée, ce qui est confirmé par quelques techniques contemporaines qui, sous couvert de l’efficacité policière et du scientisme sans conscience, inquiètent au moins autant que le fichier Edvige […].
La fascination de la technique entraîne facilement les activités policières sur des pentes dangereuses, celle du classement ethnique ou racial, s’ils ne sont pas arrêtés par des considérations éthiques que doit imposer le législateur.
Ainsi la France créa la carte nationale d’identité au XIXe siècle, mais elle fut rendue obligatoire par un décret pétainiste du 27 octobre 1940, afin d’y apposer la mention « juif », dès 1942. On voit que les techniques de fichage policier, en l’espèce le fichier d’anthropométrie judiciaire de Bertillon, développé dans les années 1880, ne peuvent pas être dissociées de l’usage politique qu’on en fait.

Au XXIe siècle, la France n’est pas la seule à vouloir combiner le fichage et le contrôle des populations circulant sur son territoire. Des pays réputés pour leur libéralisme politique, comme la Hollande ou la Suède, font de même, comme si l’ensemble des sociétés occidentales devenaient des sociétés de surveillance et « de contrôle » selon l’expression de Gilles Deleuze.
La Hollande, toujours championne des innovations techniques et adepte de la fuite en avant technologique, a la première eu recours aux ondes « mosquito » destinées à chasser les moins de 17 ans des zones où ils sont indésirables.
La Suède a adopté le 19 juin 2008 un vaste programme de surveillance électronique qui permet aux services de sécurité de surveiller le trafic Internet ainsi que tous les mails, appels téléphoniques et SMS. Ce pays si policé était déjà à l’origine de la création d’un vaste fichier de police contenant par exemple des informations très personnelles sur les participants d’une manifestation. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé, dans un arrêt du 6 juin 2006, que ces informations n’étaient pas utiles à la sûreté publique et que ce fichier était contraire à l’article 8 de la Déclaration européenne des droits de l’homme, protégeant la vie privée.
C’est sur cet article que se fondent les recours déposés devant le Conseil d’État par la Ligue des droits de l’homme et d’autres organisations, par Corinne Lepage, vice-présidente du MoDem, et Étienne Tête, conseiller régional des Verts, aux fins d’annulation du décret de création du fichier Edvige. En cas d’échec de ce recours, un autre recours sera possible devant la Cour européenne des droits de l’homme qui risque bien de condamner la France, comme elle a condamné la Suède. Mais, surtout, prenant conscience de la menace que constituerait un tel fichier, 602 organisations et 75 000 personnes ont signé l’appel en ligne pour dire « non » au fichier Edvidge ^5. Cette mobilisation n’est pas vaine puisque d’autres fichiers, comme Ardoise, Base-élèves et Eloi, ont été retirés ou considérablement amendés, sous la pression de l’opinion citoyenne.

[^2]: Eloi a été crée par arrêté du 30 juillet 2006 et publié au JO du 18 août 2006. Annulé en 2007 par le Conseil d’État, il a été réinstauré par un décret du 26 décembre 2007 qui met en place une nouvelle version de ce fichier, identique à la première. Ce décret fait l’objet d’un nouveau recours en annulation formé par le Gisti, la LDH, la Cimade….

[^3]: Cristina (Centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et les intérêts nationaux

Idées
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