La tragédie du Grand Nord

Dans un livre passionnant, Richard Labévière et François Thual retracent la conquête de la zone arctique par les grandes puissances. Comme une marche inexorable vers le désastre.

Denis Sieffert  • 23 octobre 2008 abonné·es

Connu comme spécialiste du monde arabe, et ancien producteur du magazine « Géopolitiques » à Radio France Internationale, Richard Labévière fait cette fois une incursion loin de cette poudrière proche-orientale dont il connaît ­toutes les complications. Très loin même, puisqu’il nous entraîne, en compagnie du géopolitologue François Thual, dans le Grand Nord, où les enjeux économiques et stratégiques, pour être moins visibles, n’en sont pas moins réels. Cernée par les États-Unis (Alaska), le Canada, le Danemark (Groenland), la Norvège et la Russie, mais tout autant convoitée par les Européens, les Chinois et les Japonais, cette région, longtemps fréquentée par les seuls explorateurs et les pêcheurs, porte en elle tout le tragique de l’humanité. C’est en effet le réchauffement climatique et la fonte de la banquise, dus à la déraison humaine, qui avivent les convoitises. Fol engrenage !

À mesure que s’aggrave la catastrophe écologique – sur laquelle les auteurs donnent des informations très documentées –, les réserves gigantesques de pétrole, de gaz et de minerais deviennent accessibles à des transnationales avides. Et le Grand Nord devient un enjeu de première importance. Mais Labévière et Thual remontent plus haut dans l’histoire. Car c’est curieusement la révolution russe qui marque le début de la militarisation des rives de la Baltique. C’est en effet par les ports d’Arkhangelsk et de Mourmansk que les Occidentaux tentent en 1918 une opération de reconquête de Saint-Pétersbourg, qui sera un fiasco. Pendant la Seconde Guerre mondiale, on connaît l’importance du port norvégien de Narvik, théâtre de plusieurs affrontements ; on sait moins que le Groenland fut une base aérienne de première importance pour l’aviation américaine. Installation qui ne sera d’ailleurs pas sans suites.

Depuis, la région est devenue indissociablement un enjeu économique et stratégique. D’autant plus que, contrairement à l’Antarctique, la zone arctique n’est protégée par aucun protocole international. La politique du fait accompli y est la seule loi. Ce qui crée, finalement, quelques similitudes avec le Proche-Orient… Dans cette guerre technologique d’appropriation, les Russes ont marqué des points décisifs en 2007 en conduisant par plus de 4 000 mètres de fond, à l’aplomb du pôle Nord, une expédition qui est un peu la version sous-marine de la conquête de l’espace. Objectif : affirmer une souveraineté sur les fonds polaires et argumenter en faveur de l’extension juridique du plateau continental sibérien. Le mérite de cet ouvrage rare – les livres généralistes sur cette région du monde ne sont pas légion – est d’envisager tous les aspects de cette guerre coloniale silencieuse dont les victimes sont les peuples autoch­tones et une faune promise à la destruction. En attendant que ce saccage produise un effet boomerang sur toute la planète. Ainsi, le sort réservé aux Inuits n’a fait que s’aggraver depuis qu’en 1951 Jean Malaurie a croisé des militaires américains tout près de Thulé. La guerre avait légitimé l’installation d’une base. Mais, éternelle répétition de l’histoire, d’autres prétextes ont ensuite justifié le maintien de cet arsenal militaire et son extension industrielle : la proximité hostile de l’Union soviétique, et aujourd’hui l’extraction des minerais. Les nouveaux rois de Thulé ne sont plus des Inuits, mais les managers américains du géant de l’aluminium, Alcoa Inc. Le monde a perdu jusqu’au respect de lui-même.

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