Abolition des privilèges

Jean Gadrey  • 4 décembre 2008 abonné·es

Un système économique et social a toujours pour cœur un système de pouvoirs et de propriété. Le capitalisme est usuellement défini par la propriété privée des moyens de production et par le pouvoir des détenteurs du capital d’exploiter à leur profit le travail de salariés qui ne possèdent que leur force de travail. Sous cet angle, la période actuelle a des allures de « pur capitalisme [^2] » : les actionnaires sont au pouvoir et contrôlent les profits, au point que les entreprises et leurs composantes sont désignées et évaluées comme « centres de profit ».

Au cours de la période « keynésienne fordiste », le pouvoir capitaliste avait été entamé par un État interventionniste, social et planificateur (dans certaines limites), par l’influence des managers, directions d’entreprises et syndicats, et par l’existence d’un puissant secteur public.
C’est à l’ensemble de ce système de pouvoir des années 1950 à 1970 qu’allaient s’attaquer les agents de la révolution conservatrice à partir des années Reagan et Thatcher : actionnaires contrôlant les firmes multinationales, nouveaux fonds d’investissement et de spéculation, finance boursière
et personnel politique à leur service. Avec comme accompagnement idéologique une énorme production d’économistes et de clubs libéraux, car aucune révolution n’est possible – sauf par contrainte physique massive – si l’on ne convainc pas une partie significative de l’opinion que les « réformes » visent le « progrès », plus ou moins assimilé depuis le milieu du XXe siècle à la croissance sans fin. Or, dans le discours libéral, pas de croissance, donc pas de progrès, sans dérégulation générale, sans liberté totale de mettre les salariés et les territoires du monde en concurrence par les coûts et d’exploiter sans limites les ressources naturelles.

Cette révolution a réussi. Elle a mis la « valeur pour l’actionnaire » au centre des décisions des grandes firmes et obtenu que la finance ait les mains libres pour innover dans des produits à hauts risques et devienne le secteur dominant de l’économie. Elle a réduit fortement la part des salaires dans la valeur ajoutée et celle des États dans l’économie et dans la protection sociale. Elle a obtenu la flexibilisation du travail et la libéralisation du commerce mondial au bénéfice des multinationales qui ont largement orienté les stratégies de l’OMC, de la Banque mondiale, du FMI et de la Commission européenne.
Mais, comme la dérégulation sans limites mène à la démesure, cette stratégie a fini par créer des monstres qui échappent aux néolibéraux et mettent aujourd’hui en péril leur domination. Et cela ne concerne pas que la faillite de la finance boursière, appelant à son chevet des États qui se précipitent, car c’est leur propre créature qui est en manque après des années d’addiction au profit facile. L’OMC, la Banque mondiale et le FMI sont en crise, tout comme l’Europe néolibérale. La crise écologique s’aggrave dangereusement. La légitimité du système est atteinte par le constat des dégâts économiques, sociaux et écologiques qu’il produit et par l’indignation devant les inégalités qu’il a creusées et dont il s’est nourri. C’est ce que certains économistes nomment pudiquement « l’effet de richesse », désignant en gros des revenus et patrimoines indécents se déversant dans la spéculation boursière, pendant qu’à l’autre extrémité de l’échelle sociale la pauvreté et la précarité se répandent.

Un débat existe à gauche entre ceux qui pensent que cette crise est celle du capitalisme néolibéral ou financier, et d’autres, comme Wallerstein, qui pensent que c’est le capitalisme lui-même qui touche à sa fin. Il n’est pas certain qu’il faille trancher cette question avant de réunir des forces permettant de rompre avec le système actuel. On apprend aussi en marchant. Mais, puisque le système actuel est d’abord celui des actionnaires et qu’il se nourrit des inégalités qu’il creuse, on devrait mettre en avant ce qui peut l’atteindre au cœur de son pouvoir de nuisance. Il faut, parallèlement au contrôle de la finance et du crédit comme biens publics, et à la réappropriation d’autres biens et services publics, s’en prendre aux revenus des actionnaires et à tous les hauts revenus.
Il faut débattre de plafonds de richesse (comme il y a des seuils de pauvreté) qui seraient à la conduite des affaires économiques et écologiques ce que les limitations de vitesse sont à la conduite automobile. Il faut récupérer ces richesses issues de privilèges injustifiables pour réduire fortement les inégalités et la pression écologique. Il faut « profiter » de la crise de légitimité de ce système pour abolir les privilèges qui en forment l’essence et redonner du même coup plus de pouvoirs aux non-privilégiés, qui sont l’immense majorité. Une telle orientation pourrait réunir un large éventail de citoyens et militants, dans la diversité constructive de leur positionnement sur la « fin du capitalisme ».

[^2]: Titre d’un livre de Michel Husson (Page Deux, 2008).

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