« Les monnaies régionales peuvent réduire le chômage »

L’économiste belge Bernard Lietaer est spécialiste des systèmes monétaires
et a participé
à la création
de l’euro.
Il préconise
la création de monnaies régionales pour sortir de la crise économique actuelle.

Manon Loubet  • 18 décembre 2008 abonné·es

La crise financière est pour vous l’occasion de présenter dans un livre, Monnaies régionales, de nouvelles voies vers une prospérité durable , une proposition peu orthodoxe : il s’agit d’encourager l’introduction de monnaies régionales comme complément nécessaire à l’euro. Pourquoi avoir recours à de telles devises ?

Bernard Lietaer : Quand on parle de développement régional avec une monnaie centralisée, il y a une contradiction systémique. Une monnaie centrale a comme effet de concentrer les décisions et les ressources. Le cas français est assez clair. Paris est devenu incontournable. Une monnaie régionale couvre un territoire géographique donné, auquel les gens ­s’identifient. Aussi, ces derniers sont disposés à faire des efforts pour le développement de cette région. Sur le plan social, la monnaie régionale permet une cohésion locale renforcée. Sur le plan commercial, les entreprises locales utilisent la monnaie régionale comme outil de fidélisation, ce qui leur permet de mieux ­survivre aux assauts des grandes chaînes commerciales. Les monnaies régionales de type crédit mutuel sont créées par les gens ou les entreprises lors de l’échange : le vendeur reçoit un crédit, l’acheteur le débit correspondant. Dès qu’il y a accord pour faire un échange, cette monnaie est donc par définition disponible en quantité suffisante. Au contraire des euros, que ­l’acheteur doit obtenir de sa banque. Si la banque ne veut pas ou ne peut pas fournir le crédit, tout s’arrête.

Illustration - « Les monnaies régionales peuvent réduire le chômage »


La plupart des gens continuent à penser que l’euro est la seule monnaie possible. Meyer/AFP

De nouvelles monnaies sont-elles expérimentées en Europe ?

En Allemagne, il y a 28 monnaies régionales en circulation. Un des systèmes les plus mûrs doit avoir 7 ou 8 ans, c’est le Chiemgauer, en Bavière. Un Chiemgauer vaut un euro. Les associations locales peuvent en acheter 100 à 97 euros et les vendre aux consommateurs à 100 euros, gagnant ainsi 3 euros pour leurs propres activités. Les consommateurs achètent des Chiemgauer à l’association qu’ils ­veulent appuyer, leur donnant des revenus supplémentaires sans qu’ils aient besoin de faire une donation. Puis ils dépensent cette monnaie dans des magasins locaux, soutenant aussi bien les associations que les commerçants. Les boutiques acceptent 100 Chiemgauer comme équivalents de 100 euros et les dépensent pour leurs propres achats, ou les remboursent 95 euros. Elles attirent ainsi des consommateurs additionnels. Elles ­peuvent ensuite soit utiliser les Chiemgauer pour payer leurs fournisseurs, soit encaisser les 100 Chiemgauer pour 95 euros. Cela leur coûte donc 5 % de commission, ce qui leur donne une bonne motivation pour faire circuler la monnaie locale plutôt que de l’encaisser en euros. En 2007, ce système représentait cinq millions d’euros pour ­l’économie régionale. On a récemment fait une enquête auprès des entreprises participantes et des citoyens, et les gens en sont très contents. Notez que ce type de monnaie n’est pas rare : il y en a, entre autres, au Japon et en Suisse. La monnaie régionale permet de diversifier les modèles de développement, et aujourd’hui de faire face aux défis de la crise.

Comment une monnaie régionale pourrait-elle être une solution à la crise économique actuelle ?

Tout ce que les gouvernements sont en train de faire pour sortir de la crise relève de décisions nationales : on sauve les banques et les entreprises clés avec des centaines de milliards d’euros. Les solutions que l’on propose sont celles que le Japon a testées pendant dix-huit ans sans résultat : renflouer les banques, faire tomber les taux d’intérêts jusqu’à zéro, commencer des grands projets de construction pour une relance économique keynésienne…
Je pense que ces mesures échoueront chez nous aussi car le problème est ­structurel, non conjoncturel. Même si la crise bancaire semble résolue, les banques ne pourront pas fournir des crédits aux entreprises comme avant. L’économie va ralentir. Aujourd’hui, 5 500 emplois disparaissent en Europe chaque jour ! En France, ne mentionnons que la fermeture d’Amora à Dijon ou le dépôt de bilan de la Camif.
Les monnaies régionales ne permettront pas d’éviter la crise, mais je suis certain qu’elles pourront en réduire la longueur et la profondeur. Avec une monnaie régionale, les entreprises pourront se prêter de l’argent entre elles et garder les personnes dans l’emploi. Un tel système a démontré son efficacité en Suisse. Il est utilisé depuis soixante-quinze ans par 65 000 entreprises du pays. Il s’appelle le WIR. La WIR banque fonctionne en deux monnaies : le franc suisse et le WIR. Les entreprises ­s’échangent des crédits en WIR. Si les entreprises françaises ­intègrent ce système et s’échangent des activités de l’ordre de 10 % de leur chiffre d’affaires, c’est une bonne partie de la crise qui sera évitée. Dans la mesure où la crise est sérieuse, on a intérêt à ­mettre en place des systèmes de monnaies régionales dans un avenir proche.

Est-il possible de mettre en place ce système en France ?

Bien sûr. Vous avez déjà décentralisé le pouvoir aux régions d’un point de vue administratif de façon impressionnante. Mais, vous n’avez pas donné l’outil principal aux régions pour se développer : la monnaie. Mon objectif est de déployer un dispositif de monnaies régionales qui couvriraient la zone euro, et qui seraient compatibles entre elles. Cette monnaie pourrait s’appeler eurocom, « com » comme complémentaire ou commercial. Un eurocom vaudrait un euro. Cette monnaie permettrait de réduire l’impact de la crise pour les petites et moyennes entreprises. Elle aurait pour rôle de connecter des besoins non satisfaits en euros avec les ressources sous-utilisées d’une région, de réduire le chômage dans une localité ciblée et de renforcer le pouvoir d’achat. Chaque région utiliserait l’eurocom en fonction de ses propres priorités.

Dans votre livre, vous insistez sur la fonction sociale des monnaies régionales. Serait-ce un moyen de résoudre certains problèmes sociaux ?

Effectivement, en plus d’une monnaie régionale pour les affaires économiques de type WIR, on a déjà introduit dans cinq régions de France le système SOL, porteur de plusieurs monnaies à fonction sociales sur une seule carte à puce. Ce système comprend, entre autres, une monnaie-temps pour des échanges de services et de connaissances.
La plupart des gens continuent de penser que l’euro est la seule monnaie possible. Pourtant, historiquement, en France, les monnaies régionales étaient partout. On a connu plus de mille ans d’histoire avec des monnaies régionales en France. C’est seulement à partir de Napoléon que les derniers vestiges de monnaies régionales ont complètement disparu.

La crise économique remet en cause le système capitaliste et mondialisé dans lequel nous vivons. Les monnaies régionales pourraient-elles pallier les effets négatifs de la mondialisation ?

Une stratégie de monnaies régionales est un outil efficace pour contrebalancer la mondialisation. En effet, la mobilité globale du capital, qui a transformé le monde en un espace économique unique, n’est pas neutre : elle fait partie des mécanismes qui accentuent l’inégalité dans les revenus et dans l’accès aux ressources de la planète. Une monnaie régionale évite la perte d’identité, recrée les communautés et relocalise l’économie. Elle permet aux entreprises locales de se défendre contre les multinatio­nales. Les Français seront en meilleure condition pour se sortir de la crise avec l’euro et des monnaies régionales.

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