Une voie de sortie du marché

Biens publics mondiaux et biens communs informationnels participent d’un même combat : passer d’une économie capitaliste de la rente à une économie de l’échange non-marchand.

Christine Tréguier  • 24 décembre 2008 abonné·es

Les biens communs informationnels (BCI) suscitent depuis quelques années une remise en cause fondamentale du modèle économique de la rente monopolistique. Ils fondent un nouveau paradigme, celui d’une économie du partage et de l’échange non-marchand. La terminologie « biens communs » fait référence aux commons (les communaux) dont l’ enclosure a été au démarrage de la révolution industrielle en Angleterre[^2]. Philippe Aigrain, auteur de Cause commune (Fayard, 2005), dis­tingue trois catégories dans cette sphère des BCI : les découvertes, idées et connaissances, inappropriables parce qu’issues de la nature (savoirs indigènes, connaissances scientifiques, informations génétiques extraites du vivant, archives, cartes, etc.) ; le domaine public des œuvres et inventions (après extinction des droits de protection), fréquemment réappropriées par ceux qui les archivent ou les rééditent ; et enfin le corpus des œuvres de l’esprit auxquelles on a conféré ce statut : le logiciel libre (LL), les œuvres sous li­cences Creative Commons, Art Libre, et toutes les données rendues publiques et assorties de clauses éthiques ou de conditions empêchant leur annexion marchande.

Les BCI appartiennent à la famille des biens publics mondiaux (BPM), par nature non appropriables, qui devraient être gérés équitablement pour le bien commun de tous. Comme la nature, patrimoine de facto de l’humanité, considérée comme la « res nullius » , n’appartenant à personne. S’arrogeant un droit de propriété tacite, sous couvert d’« amélioration » par la main et le travail humain, puis par la technique, pays, États, nations puis instances internationales ont, des siècles durant, concédé aux entrepreneurs publics et privés son exploitation et celle de ses principaux composants[^3]: l’espace maritime (réservoir de ressources et espace de circulation), l’eau, l’air, l’espace (celui des fréquences hertziennes, du géo-orbital et du vaste cosmos), mais aussi les ressources fossiles, la biodiversité (espèce humaine incluse) et tout ce qui en est extrait ou en dérive. Pour poser des revendications et une juridiction protectrice de l’usage de ces biens, explique François Lille, économiste passionné par cette question, il importe de les définir avec précision. « Les BPM, c’est d’abord le droit des gens, des peuples et des générations futures à ces biens. On ne peut le confier au FMI, qui n’a aucun souci de l’écologie et des droits humains. » Il faut une base juridique, poursuit-il, s’appuyant sur les droits humains universels définis par les instances internationales – et sur un corpus de droit écologique qui reste à bâtir. Ensuite, pour chaque BPM, on établit un droit d’usage équitable pour tous – du ­gratuit pour les plus démunis aux tarifs publics et sociaux garantis par les États. Yochai Benkler (professeur de droit à Yale) lui fait écho : il parle de « production non-marchande et décentralisée » , de « production par les pairs… plus productive et innovante que les régimes gouvernés par la propriété » . David Bollier (journaliste et consultant) estime, lui, que « parler des biens communs, c’est dire que l’argent n’est pas la seule monnaie qui ait du sens » .

Internet relèverait donc des BPM : un espace public à l’usage et au bénéfice de tous, où tout le monde, professionnels comme amateurs, peut s’exprimer, produire, organiser et diffuser à coût de transaction marginal des contenus informationnels non-rivaux. Autrement dit, des BCI. « Cette richesse produite l’a été à partir de ressources dont l’accès était gratuit ou libre, souligne Philippe Aigrain. La possibilité d’assembler, de recombiner, est immense, et c’est précisément ce qu’un certain élitisme à la française, qui l’associe à une désacralisation de l’acte créateur, déteste. » La preuve est faite, ajoute-t-il « que la gratuité de l’accès et la liberté des sources sont productrices de valeur, y compris économique. Entre un quart et la moitié de la croissance des pays développés est lié à ce phénomène. Le PIB de la fourniture de moyens aux échanges non-commerciaux d’information est le double de celui de la vente d’information et de services ! » .

Rien d’étonnant, donc, à ce que le marché, qui a toujours misé sur la rareté organisée et les monopoles pour maximiser les ­rentes, ne se satisfasse pas des BCI et de leurs nouveaux modèles d’échanges hors ­marché. Il s’agit du gratuit, comme le freeware (logiciel gratuit) ; du libre, comme les logiciels, les livres ou la musique ­libres, où la rémunération est soit forfaitaire et dissociée de l’usage, soit décalée vers ­l’achat d’un pack de CD (à quasi-prix coûtant), d’un produit ou d’un service complémentaire ; ou du payant raisonnable, réparti équitablement entre les coproducteurs, pour qu’ils puissent poursuivre leurs activités.
D’aucuns vont s’empresser d’associer BPM et BCI à de douces utopies. Ils auront tort. Le premier BCI à avoir démontré avec succès sa viabilité économique, le logiciel libre, n’a plus à prouver sa réussite. L’initiative de la Public Library of Science, gérée par la communauté scientifique, montre qu’il est possible de libérer la science des vieux monopoles d’édition. Wikipédia est un autre exemple de libération des connaissances humaines de la propriété des encyclopédistes. Les blogs, sites collaboratifs et médias indépendants ont démontré qu’on pouvait produire, se réapproprier et diffuser de l’information gratuite ou non payante. Yochai Benkler est d’ailleurs tout sauf un utopiste. Au-delà de la remise en cause du droit d’auteur par les partageux de la musique, de celle des brevets sur le vivant ou les LL, il avertit : « Chaque point de contrôle sur la production et sur le flot de l’information et de la culture devient un point de conflit entre l’ancien modèle industriel de production et les nouveaux mo­dèles distribués. »
« Tout se passe , dit Philippe Aigrain, comme si deux mondes habitaient une seule planète, y traçant des routes complètement différentes. »

[^2]: La Grande Transformation, Karl Polanyi, Gallimard.

[^3]: Par voie de concession, privilèges, lettre de patentes, droits d’auteurs, brevets et droits sui generis .

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