Le monstre Gazprom

Le géant gazier est une arme politique redoutable entre les mains de Vladimir Poutine, et la crise ne le rend pas moins dangereux, bien au contraire.

Claude-Marie Vadrot  • 15 janvier 2009 abonné·es

Société privée et cotée en Bourse, Gazprom conduit et traduit les choix géopolitiques de la Russie. Elle n’a en effet que les apparences de l’indépendance puisque, depuis des années, elle est administrée par des obligés ou des compagnons de Vladimir Poutine. Le président russe Medvedev en présida le conseil d’administration, aidé par le PDG actuel, Alexeï Miller, lui aussi venu de l’administration de Saint-Pétersbourg, comme leur illustre parrain. En quelques années, avec quelques complices, ils ont réussi à se débarrasser des apparatchiks soviétiques, et le conseil d’administration, dirigé par l’ancien Premier mi­nistre de Poutine, Viktor Zoubkov, comprend une majorité de relations saint-petersbourgeoises du nouveau tsar. Ce qui a permis à l’État, en 2005, de monter sa participation au capital au-dessus de 50 %. Sans compter les actionnaires proches du pouvoir.
L’Europe s’inquiète régulièrement des diktats de Gazprom, car les querelles ukraino-russes ne sont pas seulement commerciales ; d’autant plus que RosUkrenergo, la société ukrainienne au cœur du conflit, est la propriété, à parts égales et dans un flou très artistique, d’oligarques ukrainiens et russes, dont deux sont liés à Gazprom. Efficacité du chantage : 80 % du gaz provenant de Russie utilisé dans ­l’Union européenne traverse l’Ukraine.
« Provenant », car grâce à des accords plus ou moins librement négociés, Gazprom écoule aussi du gaz kazakh et turkmène. Gaz sur lequel le géant russe réalise d’importants bénéfices. L’Allemagne dépend à 42 % de ce gaz, l’Italie à 28 % et, en dépit d’affirmations récentes de Suez-GDF, la France consomme au moins 24 % de gaz russe. D’autres pays européens en sont encore plus dépendants, d’où l’inquiétude annoncée des dernières semaines puisque le chantage au gaz n’est pas nouveau. Pour se libérer de l’hypothèque ukrainienne, Gazprom, qui gère déjà 150 000 kilomètres de tuyaux en Russie et ailleurs, projette de construire sous la Baltique un gazoduc qui aboutirait en Allemagne vers 2011… si les pays riverains ne parviennent pas à faire interdire ce projet piloté par l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, devenu un ami personnel de Vladimir Poutine. Ce qui ferait des deux pays les « maîtres du gaz » en Europe.

Les pressions sont d’autant plus inquiétantes que les décisions de Gazprom ne se prennent pas dans l’orgueilleuse tour de la société à Moscou, mais dans le bureau de Vladimir Poutine. Lequel pilote directement la politique d’un groupe qui emploie plus de 400 000 personnes, possède ou contrôle une des plus grosses banques du pays, trois chaînes de télévision, une station de radio très écoutée, plusieurs journaux, dont les Izvestia, des sociétés d’assurance, une compagnie d’électricité qui emploie 600 000 personnes, des mines de charbon, quelques exploitations pétrolières et la société qui exporte des installations nucléaires. Sans compter un « service de sécurité » de plusieurs milliers d’hommes qui travaillent avec les services spéciaux héritiers du KGB. Installé dans de superbes bureaux sur les Champs-Élysées, Gazprom ambitionne de profiter de la libéralisation du secteur de l’énergie pour approvisionner directement des entreprises et des foyers français. Opération préparée par un contrat signé en 2006 avec Gaz de France et qui contraint ­l’opérateur français à lui céder la vente d’une partie du gaz livré.
Si Gazprom a terminé l’année 2008 avec un bénéfice de 13,8 milliards d’euros, il a également terminé avec une dette (officielle…) de 8 milliards et fait partie des entreprises que ­l’État va devoir aider à échapper aux conséquences de la crise ; une crise qui lui a fait perdre 76 % de sa valeur en Bourse au cours des derniers mois. Énorme pour une société qui, en 2008, a représenté 20 % des recettes fiscales de la Russie et 8 % de son PIB. Malgré son alliance récente avec Rosneft, la compagnie également publique qui contrôle l’essentiel de la production pétrolière du pays, et bien qu’installée sur le quart des réserves mondiales de gaz, Gazprom est actuellement un monstre blessé. Et il est bien connu que les animaux blessés sont toujours plus dangereux et imprévisibles dans leurs réactions. Surtout quand ils servent d’arme politique.

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