Silence, on tue !

Bernard Langlois  • 8 janvier 2009 abonné·es

Comment parler d’autre chose ?

Il faudrait la plume d’un Mauriac, ou celle du Bernanos des Grands Cimetières sous la lune , pour dire l’indignation, convaincre du scandale, parvenir à secouer les consciences. On se sent mal d’appartenir à une profession aussi veule, dans l’ensemble, aussi soumise à un ordre des choses et du monde qu’elle ne se rend même plus compte de l’indécence des mots qu’elle emploie, de la présentation qu’elle fait d’une réalité abominable.

Silence, on tue !
On n’entre plus dans Gaza, territoire interdit à la presse, fût-elle la plus conformiste, la plus ductile. La « bande » est livrée à la bande des tueurs en uniforme de l’État raciste d’Israël, agissant en toute impunité, comme toujours, avec l’appui indéfectible des États-Unis d’Amérique et de leurs larbins arabes (et n’espérez pas que ça change après le 20 janvier, voyez comme Obama fait la carpe !), et la complicité d’une Europe et d’une France qui font mine de s’émouvoir en de dérisoires efforts diplomatiques, quand il faudrait condamner sans faiblesse et sanctionner sans merci. Tentez donc d’expliquer à un enfant au cœur pur pourquoi Milosevic fut naguère mis au ban et la Serbie bombardée sans mollir pour cause d’exactions jugées insupportables contre la population albanaise du Kosovo alors que la « communauté internationale » (pas rire !) se contente, comme chaque fois que les bouchers de Tel-Aviv se lancent dans quelque nouvelle provocation meurtrière, de froncer un sourcil bonasse et de secouer l’index : « Israël, coquin ! Tu vas te faire tirer les oreilles ! »
Tentez donc.

LES MOTS POUR DIRE

Tout commence avec le langage employé. « Au commencement était le Verbe » , ce n’est pas aux adeptes de la religion du Livre qu’on va apprendre ça.
Et d’abord l’emploi du mot « guerre » , quand nous sommes face à une tout autre réalité que même le commentateur le moins affûté peut comprendre sans peine. On peut parler de « guerre » quand deux États, deux entités comparables, s’affrontent avec leurs armées respectives (quitte à ajouter l’adjectif « asymétrique » si l’un des deux protagonistes est nettement supérieur à l’autre) : c’est à bon droit, concernant Israël, qu’on a pu parler de la guerre « des Six-Jours », ou de celle « du Kippour », quand l’État hébreu était confronté aux armées arabes ; ça devient limite dans la dernière expédition libanaise, même si le Hezbollah s’est montré plus coriace que prévu ; c’est carrément grotesque dans cette invasion de la bande de Gaza, expédition punitive démesurée contre un groupe de va-nu-pieds certes vindicatif, mais d’une faiblesse insigne, comparée à la force de frappe ultrasophistiquée de l’armée israélienne. Un marteau-pilon pour écraser une mouche : c’est tout ce qui est autour de la mouche qui trinque, en l’occurrence : la population civile – femmes, enfants, vieillards, malades –, sans faire le détail.
Comment expliquer alors que tant de journalistes, notamment dans l’audiovisuel, persistent à employer le mot ?

LE CŒUR GROS

Celui-là et bien d’autres (j’ai déjà dit ce que je pensais de l’adoption et de l’emploi par la presse française du mot Tsahal, cet acronyme déjà bien discutable en lui-même puisqu’il signifie : Armée de défense d’Israël, alors qu’elle n’est plus depuis longtemps qu’une armée d’invasion et d’occupation ; mais qui est en outre utilisé comme un nom propre, désigné comme une personne, un être vivant et vénéré – est-il au monde un autre État qui personnifie ainsi sa force armée ?), qui n’ont d’autres raisons d’être que de renvoyer dos à dos victimes et bourreaux.
Ainsi compare-t-on les tirs de quelques roquettes artisanales des milices du Hamas, certes désagréables à subir mais aux résultats insignifiants, au déluge de feu qui s’abat sur le territoire palestinien et fait des milliers de victimes ; ainsi parle-t-on sans vergogne d’une rupture de la trêve du fait du Hamas, en oubliant de rappeler que celle-ci était conditionnée (et n’avait de sens) qu’à des progrès sur le plan politique permettant d’avancer vers une solution pacifique, progrès qu’Israël n’a jamais daigné consentir, maintenant, depuis son évacuation en 2005, un blocus féroce sur la « bande » , transformant Gaza en un camp de concentration à ciel ouvert ; ainsi nous présente-t-on comme infernale la vie des habitants israéliens d’une ou deux villes que les roquettes parfois atteignent, obligés régulièrement de descendre aux abris ; mais est-ce comparable à la situation inhumaine des Gazaouis, entassés dans leur bantoustan comme du bétail, privés de nourriture, d’eau, d’électricité et surtout d’espoir, entièrement soumis au bon vouloir (aux caprices ?) de leurs geôliers, qui laissent ou non passer de temps en temps quelques camions de vivres, ouvrent ou non le passage de quelques check-points ? On nous explique que – n’est-ce pas ? – nul pays ne pourrait tolérer qu’on expédie ainsi sur une fraction de son territoire et à intervalle régulier des obus qui peuvent atteindre sa population ; et que l’État d’Israël se doit de réagir, qu’il n’a pas le choix. Et Dieu sait s’il ne s’y résout que le cœur gros.

Il serait pourtant simple de rétorquer qu’Israël a un moyen efficace de faire cesser ces atteintes, en effet inacceptables, à sa sécurité : restituer sans barguigner à leurs propriétaires légitimes les territoires qu’il occupe indûment depuis plus de quarante ans, comme n’a cessé de l’exiger (pas rire !) l’ONU. Et permettre ainsi, enfin, la création d’un vrai État palestinien viable.

CONTRE-OFFRE

Guerre de l’information, due pour partie à l’ignorance et à la soumission volontaire de beaucoup, pour une autre à la volonté propagandiste délibérée de quelques-uns, souvent en position de pouvoir dans les médias.
Je n’insiste pas : Denis Sieffert, qui a consacré un essai à ce thème, est mieux placé que moi pour développer. Juste deux mots encore sur le sujet : le premier pour dire mon respect et mon admiration pour ces citoyens israéliens qui, à contre-courant, osent manifester ou écrire contre la guerre [^2] ; le deuxième pour rappeler (ce qui est tout de même la grande nouveauté de ces dix dernières années) que répond désormais à l’offre d’information classique et souvent biaisée des grands médias une contre-offre performante et efficace, accessible à tous sur la Toile [[ Notamment une très belle réflexion de Mona Chollet : « Construire l’ennemi » sur le site « Périphéries ». Meilleure voie d’accès, pour ce texte, celui de Warschawski et bien d’autres, qui fournissent l’antidote à la propagande ordinaire – je ne vous le dirai jamais assez – www.rezo.net
Et ne pas manquer non plus le travail remarquable de recension et collecte de témoignages et d’analyses fait par Michel Collon :
<www.michelcollon.info>.]].
On aurait bien tort de s’en priver : allez-y voir !

MEURTRE À TÉHÉRAN

Les zélotes d’Israël, là-bas ou ici, ne cessent de nous le rappeler [^3] : la vaillante armée de l’État hébreu ne se bat pas seulement pour sauver la patrie en danger, elle est aussi la première ligne de défense de l’Occident et de ses valeurs contre le terrorisme et la barbarie. Car derrière le Hamas, il y a qui derrière le Hamas, hein ? Il y a l’Iran, ne l’oubliez jamais !
Et c’est en vous touchant deux mots d’un livre sur l’Iran que je termine ce bloc-notes. Un roman, le premier de Naïri Nahapétian, dont le nom dit sûrement quelque chose à beaucoup d’entre vous : normal, cette jeune consœur d’origine persane, aujourd’hui rédactrice à Alternatives économiques , a fait ses premières armes ici, à Politis.
Naïri a quitté l’Iran avec sa famille après la révolution islamique, à l’âge de 9 ans. Soit un peu plus âgée que son héros, Narek Djamshid, qui n’en avait que 4. Narek, père persan et mère arménienne, apprenti journaliste, revient à Téhéran pour un reportage à l’occasion de l’élection présidentielle de 2005, qui verra la victoire d’un outsider sur lequel personne ne misait un rial, Ahmadinejad. Il se trouve mêlé par hasard à l’assassinat de l’ayatollah Kanumi, une sorte de Fouquier-Tinville local. Sur ce canevas de polar [^4], dont on ne vous dira rien de plus, Naïri nous tisse habilement un tambour riche en couleurs où se mêlent les fils d’une société iranienne moins homogène, plus complexe qu’on pourrait croire : on croise, dans les salons d’une bourgeoisie qui se souvient de sa jeunesse révolutionnaire (évanouie de longue date, mais qui continue de la protéger), aussi bien de vieilles figures d’intellectuels laïques utilisés comme alibis par le régime que des intellectuelles féministes islamistes en vue ou de vieilles Arméniennes habituées du restaurant réservé aux chrétiens, où les femmes peuvent ôter le voile en toute légalité. Dans les rues grouillantes et sans cesse encombrées, où les piétons slaloment entre les voitures à leurs risques et périls, on peut tomber sur un chauffeur de taxi (collectif) « bactériologue, spécialiste des maladies nosocomiales », qui, parce qu’il vous sent du vague à l’âme, vous récite des vers de son cru…
On sent chez l’auteure, qui a réussi là un roman attachant, comme une vieille tendresse pour son pays natal, si décrié et redouté dans nos contrées, où subsiste – au-delà des déchirements politiques, des excès intégristes, des lourds secrets –, comme une fraternité bonasse, une certaine douceur de vivre ensemble, si loin de cette « indifférence » occidentale : « C’est vrai qu’ici chacun était un frère pour l’autre, une sœur, une mère, et toutes ces années de guerre, de soupçons et de répression n’y avaient rien changé. »
*
*« Bari galouste ! »
[^5]

P.-S : J’apprends, à l’heure du bouclage, que deux consœurs, Marie-Eve Malouines ( France Info ) et Françoise Fressoz ( Le Monde ) viennent de refuser la légion d’honneur, ce médiocre hochet porté par tant de crapules. Bravo les filles !

[^2]: Michel Warschawski, par exemple : « Afin de montrer sa préoccupation, l’Europe envoie une assistance humanitaire (symbolique) à la population de Gaza. En entendant Bernard Kouchner soutenir l’action israélienne, en même temps qu’il annonce la décision d’envoyer des produits humanitaires à Gaza, je n’ai pas pu m’empêcher de me souvenir des informations sur les délégations de la Croix-Rouge internationale qui venaient visiter les camps d’extermination nazis avec des chocolats et des biscuits. Je sais que ce n’est pas la même chose, mais personne ne peut contrôler ses associations mentales… »

[^3]: Copé encore ce lundi soir au « Grand Journal » de Canal +…

[^4]: Qui a tué l’ayatollah Kanuni ? , Naïri Nahapétian, Liana Levi, 280 p., 17 euros.

[^5]: « Bienvenue à Téhéran ! », en arménien.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes