« Un patriotisme unanime »

Le sociologue Jérôme Bourdon, enseignant au département Communication de l’université de Tel-Aviv, analyse ici le conditionnement de l’opinion par les médias israéliens.

Jérôme Bourdon  • 22 janvier 2009 abonné·es

Quand ils évoquent la presse israélienne, les journalistes du monde entier citent Haaretz (surtout depuis qu’il y a une édition anglaise en ligne). Or, Haaretz est un journal élitaire, par abonnement, que même les étudiants lisent peu. Et il a été encore plus décalé ces jours-ci par rapport à l’opinion et au reste de la presse. Il a publié régulièrement en une des articles de Gideon Levy, très critique de la guerre. Amira Hass est aussi revenue en première page.
En fait, les Israéliens sont surtout informés par la deuxième chaîne (équivalente en audience à TF 1 en France) et par Yedioth Aharonot (« les Dernières Nouvelles »), premier quotidien. Yedioth a au moins 1,5 million de lecteurs de sa version papier, et autant en ligne. Derrière Yedioth, viennent Maariv (second quotidien), les infos de la Chaîne 10 (privée) et celles de la première chaîne. Les quotidiens populaires de la communauté russes sont encore plus à droite que cela. Mais, paradoxalement, l’information fournie a été exacte. Ou, pour être plus précis, le lecteur qui lit la presse à fond et regarde les grands JT en détail sait ce qui se passe. Encore faut-il le vouloir. La plupart se contentent des premières pages et des grands titres, qui sont hyperpatriotes.
Il y a, par rapport à l’information européenne, des différences essentielles. D’abord, et ceci est classique des médias d’un pays en guerre, on minimise la souffrance de l’ennemi. Le nombre de victimes (et de blessés) palestiniens est donné globalement, et les civils sont toujours présentés comme une minorité. La souffrance palestinienne est présentée vers la fin des JT ou loin dans les pages intérieures. À la télé, les images montrent des maisons détruites, des enterrements d’adultes, mais on ne voit pas de corps souffrants, d’enterrements d’enfants.
C’est pourquoi l’irruption, le dernier week-end, des images du médecin palestinien parlant hébreu, partisan du dialogue, hurlant son chagrin devant ses enfants tués par un tir de tank israélien, a fait beaucoup de bruits. Pour un temps, l’information israélienne a rejoint l’information internationale. Mais, en dehors de cet événement, la souffrance israélienne est mise en valeur systématiquement. Il y a pléthore de directs des hôpitaux israéliens et des lieux où tombent les roquettes, des reportages sur l’enfant blessé à Beer-Sheva, sur le soldat grièvement blessé qui venait de se marier, etc. Dans un pays où la souffrance et le deuil sont constitutifs de l’identité collective, cela pèse très lourd. Les Israéliens ne comprennent pas que cela ne peut se comparer avec la souffrance des Gazaouis. Prenez par exemple le nombre de « traumatisés » ou de « blessés d’angoisse » ( nifgaeï harada ) décomptés à la télévision israélienne en centaines. À ce compte, toute la population de Gaza est blessée. Enfin, le passé récent (ici commence le mensonge par omission) est réduit aux seuls tirs de roquettes du Hamas. Les conséquences humanitaires dramatiques du siège de Gaza depuis des années sont ignorées, les responsabilités d’Israël dans la rupture de la trêve (le premier mort palestinien le 4 novembre, suivi d’autres) le sont aussi (sauf dans une position minoritaire exprimée par Haaretz ).
Lorsqu’on a commencé à reconnaître la crise humanitaire, elle a été présentée comme très récente et comme un dégât collatéral que l’armée « fait tout pour éviter » – et dont la responsabilité serait due in fine au Hamas. Il y a une sorte de cynisme chez les uns, et de bonne foi absurde chez les autres – sur l’idée de la supériorité morale de l’armée israélienne. Quant aux critiques venues d’Europe, elles sont ignorées ou présentées comme le fruit d’une hostilité systématique (c’est le vieux thème, issu des années 1960, du « monde entier contre nous », expression proverbiale en hébreu).
Le patriotisme unanime des grands médias renvoie bien sûr à un conditionnement médiatique et éducatif ancien sur le statut de victimes, et à l’idée que les Arabes ont toujours refusé la paix, notamment avec la deuxième Intifada (la thèse des « offres généreuses » de Barak, son slogan : « Il n’y a pas de partenaire… »). On voit la dimension judéo-israélienne de ce patriotisme lorsque les rares manifestants qui ont défilé (samedi soir encore à Jaffa) en criant le slogan « Juifs et Arabes refusent d’être ennemis » sont qualifiés d’ « extrême gauche ». Mais, en fait, si l’unanimité a concerné le principe de la guerre, un débat s’est ouvert, dès le troisième ou le quatrième jour, sur l’issue à lui donner. Même des éditorialistes triomphants sont alors devenus partisans du cessez-le-feu. Puis, comme toujours, le passage à l’offensive terrestre et l’appel aux réservistes ont refroidi les enthousiasmes. Le nombre de victimes palestiniennes, les craintes de retombées pour « l’image d’Israël » ont fait le reste. La guerre est présentée comme une « réussite » militaire, mais ses fruits diplomatiques sont déjà discutés. On a l’impression que la « gueule de bois » se prépare.
Plus généralement, il y a plusieurs discours qui fonctionnent en parallèle : Israël appartient à l’Occident face à un « Orient arabe barbare » (c’est le choc des civilisations). Mais, immédiatement, on divise l’Occident entre les Américains, qui « nous soutiennent », et les Européens, dont il faut toujours se méfier (les actes antisémites européens – et l’antisionisme assimilé à l’antisémitisme – font régulièrement la une, alors que l’antisémitisme américain, certes moins vif mais réel, est généralement effacé). Lorsque des voix critiques américaines se font entendre, on en arrive à l’isolationnisme : « Le monde entier contre nous. »

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