Dix ans de gauches latinos

Plusieurs ouvrages analysent une décennie de victoires des gauches latinos : la donne politique du continent n’est pas aussi bouleversée qu’attendu, même si le poids inédit des mouvements sociaux nourrit des espoirs.

Patrick Piro  • 16 avril 2009 abonné·es
Dix ans de gauches latinos

Le destin de l’Amérique latine fascine les intellectuels de gauche (en Europe notamment) depuis les luttes armées des années 1960. La décennie qui vient de s’écouler a considérablement ravivé leur intérêt : depuis 1998, une dizaine de pays ont rejoint Cuba dans le camp de la gauche, confirmant cette propension continentale aux évolutions rapides et synchrones, après la période noire des dictatures, puis les transitions démocratiques des années 1980, avant la soumission aux recettes néolibérales du Consensus de Washington.
Plusieurs ouvrages récents s’attachent à déceler, derrière le destin, un dessein en gestation : le continent est-il en train de réinventer le socialisme ? Les mouvements sociaux, qui ont joué un rôle clef dans ce basculement, ont-ils un projet politique ?

Tout d’abord, il existe des parentés assez consensuelles sur les circonstances de l’arrivée au pouvoir de Chávez (1998, Venezuela), Lula (2002, Brésil), Kirchner (2003, Argentine), Vázquez (2005, Uruguay), Morales (2005, Bolivie), Correa (2006, Équateur), Ortega (2006, Nicaragua), Lugo (2008, Paraguay), Arias (2006, Costa Rica), Funes (2009, Salvador) [[Le Chili est généralement exclu de cette liste : si Lagos (2000), puis Bachelet (2006) sont « socialistes », le pays reste le principal chantre du libéralisme sur le continent.
L’Amérique latine en rébellion. Mouvements antisystémiques et mort de la politique moderne, Carlos Antonio Aguirre Rojas, L’Harmattan, 156 p., 15 euros.
La « Carte rouge » de l’Amérique latine, Gabriel Vommaro (dir.), Editions du Croquant, 198 p., 18,50 euros.
Le Volcan latino-américain, Franck Gaudichaud (dir.), Textuel, 446 p., 24 euros.
Le Venezuela au-delà du mythe, sous la direction d’Olivier Compagnon, Julien Rebotier et Sandrine Revet, L’Atelier, 238 p., 19,90 euros.
Le Rêve de Bolivar. Le défi des gauches sud-américaines, Marc Saint-Upéry, La Découverte/Poche, 374 p., 12,50 euros.]]. À des degrés variables selon les pays, on retrouve l’échec des politiques néolibérales, le délitement des oligarchies de droite, l’exclusion politique des classes « subalternes » (pauvres, paysans, indigènes, etc.) et la persistance d’inégalités sociales (accès à la terre, répartition des richesses…) dont le continent reste le champion mondial. Sur fond d’appareils d’État régulièrement défaillants, de traditions de caudillisme, et d’incapacité des partis à instaurer des démocraties dignes de ce nom. C’est ce que montre l’historien mexicain Carlos Antonio Aguirre Rojas, dans son livre l’Amérique latine en rébellion, qui propose une intéressante approche historique mais dont la vision aux forceps marxistes ne parvient toutefois pas totalement à convaincre.

Or l’effet domino continental s’explique également par un autre ingrédient : la poussée de mouvements sociaux cristallisant des rébellions de masse. Débordant la gauche traditionnelle, ils se sont souvent distingués par le rejet du système, parfois viscéralement – le slogan «  Que se vayan todos ! » des manifestants de Buenos Aires en 2001 (« Qu’ils s’en aillent tous ! ») a ainsi fait flores sur le continent.
Ces mouvements ont été particulièrement visibles au Venezuela, en Argentine, au Paraguay ; et bien sûr en Bolivie et en Équateur, où ils présentent la double originalité d’être majoritairement indigènes, et d’être parvenus à forger un projet politique, comme le montrent le politologue français Hervé Do Alto et le sociologue équatorien Franklin Ramírez Gallegos, dans un ouvrage collectif, sous la direction de Gabriel Vommaro, la « Carte rouge » de l’Amérique latine , dont la principale qualité est justement d’offrir d’intéressants développements sur le rôle de ces mouvements, en particulier en Argentine, en Bolivie et en Equateur.
Tout cela est-il constitutif d’un « virage à gauche » de l’Amérique latine ? On sera peut-être surpris de lire que les auteurs balayent unanimement cette réduction ressassée : c’est le terme « gauche » qui leur pose problème, par son emploi au singulier et par son contenu.

Plus que l’avènement de Chávez (dédaigné à l’époque), c’est l’arrivée au pouvoir de Lula qui marque le point de départ des supputations. Alors que son réformisme prudent douche rapidement les espoirs de bouleversement qu’autorisait sa trajectoire d’ouvrier syndicaliste, commence une bataille d’intellectuels désireux d’imposer leur définition des « bonnes » et « mauvaises » gauches, relève le sociologue argentin Gabriel Vommaro dans l’ouvrage suscité : pour qualifier, alternativement selon les camps, les gouvernements du Brésil, du Costa Rica, du Chili, de l’Uruguay… de « modernes pragmatiques » ou de « social-libéraux »  ; et ceux de Bolivie, d’Équateur et du Venezuela (et Cuba), de « populistes » (voire archaïques) ou de «  radicaux, anti-impérialistes » . Ainsi, sous la plume d’auteurs marxistes, le bilan de Lula est « globalement négatif » pour le sociologue franco-brésilien Michaël Lowy (dans sa contribution à l’ouvrage collectif, le Volcan latino-américain ), et même proche « d’une véritable tragédie moderne » pour Rojas !

Cet arrangement binaire trahit surtout une vieille bagarre idéologique – l’affrontement réchauffé entre « réformistes » et « révolutionnaires ». Il s’avère rapidement stérile à l’examen un peu poussé de la réalité, relèvent plusieurs auteurs. Alors que les principaux partis institutionnels de gauche du continent ont aujourd’hui abandonné leurs références révolutionnaires, le politologue français Franck Gaudichaud, dans le Volcan latino-américain qu’il a dirigé et qui est sans doute l’ouvrage le plus complet sur cette évolution latino-américaine, estime plus fructueux d’assumer la complexité des expériences latino-américaines « de gauche » au regard des relations entretenues par les pouvoirs avec leur base sociale, les classes dominantes ou les États-Unis. Ainsi, par pragmatisme mais contre toute attente, le péroniste modéré Kirchner a-t-il institué des mouvements de « piqueteros » (ouvriers chômeurs) partenaires de sa politique ; Morales est bien plus conciliant que promis à l’égard des opérateurs industriels étrangers (mines, gaz, etc.) ; Chávez, malgré de constantes bravades, n’a jamais mis à exécution ses menaces de rupture avec les États-Unis, etc.

Le cas vénézuélien mérite un long détour, haut lieu d’affrontements idéologiques réels ou fantasmés sur l’évolution du continent. Mauvaise nouvelle pour ceux qui s’en délectent (en particulier en France), l’ergotage épidermique entre indécrottables pro et anti-Chávez est peut-être en voie de ringardisation : la faute à l’émergence d’une respectable opposition interne (pas la droite imbécile), avec le rejet des réformes constitutionnelles proposées par référendum en décembre 2007, et à l’apparition de solides analyses sur le bilan d’une décennie de chavisme : des améliorations sociales spectaculaires, une éducation politique de la population, mais des interrogations sur la crédibilité de la démocratie participative, la transformation de l’État ou l’hyperdépendance à la manne pétrolière. C’est ce que montre notamment l’ouvrage collectif particulièrement fouillé, coordonné par trois jeunes chercheurs dégagés des obédiences, Olivier Compagnon, Julien Rebotier et Sandrine Revet, le Venezuela au-delà du mythe , qui offre l’un des premiers bilans crédibles de l’expérience chaviste.

Quelques analystes tentent d’ébaucher des visions d’avenir pour le continent. Seul projet de gauche résolument exprimé : la marche vers « le socialisme du XXIe siècle » du leader vénézuélien.
L’ambition laisse dubitatif plus d’un observateur : quel contenu, au-delà d’une rhétorique floue ? Comme le montre le sociologue argentin Atilio Borón dans sa contribution à l’ouvrage l e Volcan latino-américain , c’est pourtant dans ce pays, ainsi qu’en Bolivie, en Équateur et à Cuba que s’inventent des bribes d’une démocratie « postlibérale », par la présence décisive des mouvements sociaux, qui n’ont ailleurs démontré que leur capacité à renverser des gouvernements, mais pas à bâtir une alternative politique, parce que mal organisés, insuffisamment politisés et trop « spontanés » dans l’action politique.

C’est hélas à ce titre que Borón fait un sort lapidaire au Forum social mondial, activant des réflexes marxistes incapables d’intégrer les récentes évolutions de la lutte antilibérale. De même, dans la plupart des prospectives exposées dans les ouvrages cités, nulle trace de la crise écologique comme nouveau déterminant majeur des stratégies de changement en Amérique latine. Dans une récente postface ajoutée à son ouvrage remarqué, le Rêve de Bolivar , qui démonte en particulier les simplifications et autres vieux mythes de la gauche latino, le journaliste Marc Saint-Upéry s’y colle cependant (mais brièvement) et pointe les impasses d’un arsenal productiviste décrit par la majorité des gauches latinos comme un atout pour l’avenir du continent. Pourra-t-on longtemps mener des politiques socio-économiques prioritairement appuyées sur les hydrocarbures au Venezuela, des océans de soja transgénique en Argentine, des fleuves d’agrocarburants au Brésil ou l’exploitation dévastatrice du pétrole en Amazonie équatorienne ?

Idées
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