Vivre la guerre à distance

Dans plusieurs villes occidentales, la diaspora tamoule se mobilise face au conflit. Reportage à Paris dans une communauté discrète et très soudée.

Erwan Manac'h  • 14 mai 2009 abonné·es
Vivre la guerre à distance

Depuis le durcissement des violences au Sri Lanka, en janvier, la diaspora tamoule est plongée dans l’anxiété. Jour et nuit, les Tamouls de Paris se retrouvent par centaines place de la République à Paris pour tenter de réveiller l’opinion et la diplomatie française. Quatre jeunes sont en grève de la faim depuis le 8 avril. Deux ont été hospitalisés et l’état de santé des deux autres s’est fortement dégradé la semaine passée. Ils ont réitéré, samedi 9 mai, leur refus de recevoir des soins.
« Je suis déterminé » , prévient Shanmugarajah Navaneethan, l’un des grévistes de la faim. Il exhorte Bernard Kouchner à reconnaître la région de l’Eelam comme un territoire tamoul. Malgré l’inquiétude de ses proches, il se dit prêt à jeûner jusqu’à la mort si le ministre français des Affaires étrangères, qui rencontrait mardi à New York son homologue britannique, n’obtient pas d’accalmie dans le nord-est du Sri Lanka.
Devant la tente montée pour abriter les grévistes de la faim, Thevarajah Thadcha guette les journalistes et les passants qui s’attardent : « L’armée sri-lankaise utilise des bombes interdites par la convention de Genève, dénonce la militante de l’Organisation des jeunes Tamouls (OJT) : des bombes à phosphore blanc, des bombes à sous-munitions. Les familles guettent le nom de leurs proches dans les journaux, mais la plupart des victimes sont portées disparues car il est difficile d’identifier les corps calcinés par les bombes. »

Les femmes entonnent des slogans fustigeant le gouvernement « terroriste » du Sri Lanka. « J’ai quitté le pays en 1986, au moment ou ça commençait à se durcir, témoigne Jana Francis, 29 ans. Mon père était recherché pour avoir aidé les Tigres. Il s’est d’abord enfui seul et on l’a rejoint de peur de subir des représailles. » Jana a mis sa formation de webmaster entre parenthèses, taraudée par l’inquiétude. « Les gens qui sont blessés ou amputés ne sont pas soignés, explique-t-elle. I ls n’ont même pas d’eau pour nettoyer leurs plaies. Au bout de quelques jours, des vers en sortent. »

Endeuillés, rongés par l’anxiété, les expatriés font preuve d’une grande solidarité. « Les réseaux tamouls en France sont d’autant plus denses qu’ils se sont créés dans l’adversité » , observe l’ethnologue Aude Mary dans un ouvrage sur les Tamouls de Paris [^2]. Les rites religieux du Ganesh sont célébrés chaque année dans les rues du quartier de la Chapelle, où les Tamouls ont « reconstitué une territorialité » . Beaucoup n’y habitent pas mais viennent y trouver une enclave communautaire très forte, où les Tigres ont une influence politique importante. Ils accompagnent l’intégration des migrants. « Les Tamouls, c’est les Tigres ; et les Tigres, c’est les Tamouls » , scande la foule postée place de la République.

Pourtant, derrière un soutien unanime en apparence, certains Tamouls dénoncent la violence des Tigres. Une critique discrète et isolée qui, selon plusieurs témoignages, expose à des représailles violentes. L’ONG Human Rights Watch (HRW) dénonçait en 2006 [^3] « de graves agressions, des menaces de mort et des campagnes de diffamation » des Tigres envers leurs opposants au sein de la diaspora, en particulier au Canada ou au Royaume-Uni. L’ONG américaine pointait aussi un « racket » quasi quotidien d’une partie de la diaspora. Des réfugiés sont contraints de verser plusieurs milliers d’euros, en s’endettant s’il le faut, et des pressions pèsent sur les familles de réfugiés restées au Sri Lanka. « De nombreux membres de la diaspora soutiennent activement les Tigres, observait Jo Becker, l’auteur du rapport. Mais la peur est si présente que même les Tamouls qui ne les soutiennent pas pensent toujours qu’ils n’ont d’autre choix que de donner de l’argent. »

Les réfugiés racontent peu les horreurs qu’ils ont vécues. « Mes parents ont fui leur pays mais ils ne m’ont pas raconté tout ce qui se passe là-bas, explique Shanmugarajah Navaneethan, le gréviste de la faim. C’est avec l’âge et en faisant des études que j’ai compris les choses. »
La jeune génération, qui a grandi en France, est en première ligne place de la République. « Nos parents nous ont offert une éducation, explique Thevarajah Thadcha. De notre côté, on a le devoir de remettre notre pays entre leurs mains. » Cette jeunesse, forgée dans une double culture, aspire à être mieux reconnue par la France. « Ça fait vingt-cinq ans qu’on manifeste en France pour la cause tamoule, sans résultat, accuse le gréviste de la faim. Cela nous choque, alors on a décidé de ­prendre les choses en main. » Le 20 avril dernier, lorsqu’une poignée d’entre eux exprimait violemment sa colère contre les CRS dans les rues du quartier de la Chapelle, la France politico-médiatique découvrait une communauté discrète. « Il a fallu que ça dégénère à la Chapelle pour que les gens s’intéressent à nous » , déplore Jana Francis.

[^2]: En territoire tamoul à Paris, un quartier ethnique au métro La Chapelle, Mary Aude, Autrement, 2008.

[^3]: « Les Tigres tamouls rackettent la diaspora », mars 2006. )

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