Gouverner par la peur

Claude-Marie Vadrot  • 23 juillet 2009 abonné·es
Gouverner par la peur

Cinq jours avant l’assassinat de Natalia Estemirova, le responsable de l’association Memorial, à Grozny, à laquelle elle collaborait, avait été convoqué par un haut fonctionnaire tchétchène qui lui avait expliqué que les enquêtes de l’organisation de défense des droits de l’homme, et plus particulièrement celles de Natalia Estemirova, déplaisaient en haut lieu. Sans dissimuler que l’obstination de cette association créée au début des années 1990 par l’académicien Andreï Sakharov et sa femme, Elena Bonner, aujourd’hui âgée de 86 ans, pourrait entraîner de graves conséquences. Le 15 juillet au matin, la militante était enlevée à la sortie de son domicile, et son corps retrouvé dans l’après-midi en Ingouchie, la petite république frontalière.
Conclusion des militants : Ramzan Kadyrov, installé comme président tchétchène en 2007 par Vladimir Poutine, a voulu que ses hommes de main, les membres de sa milice « Kadyrovsty » (17 000 hommes), donnent un sérieux avertissement aux défenseurs des droits de l’homme. Cet homme de 32 ans, qui a remplacé son père, victime d’un attentat en 2004, n’aurait pas apprécié, entre autres, que le journal en ligne de Memorial, Kavkazdy Ouzel   raconte comment la femme d’un supposé opposant tchétchène avait été publiquement exécutée le 7 juillet dans son village.

Natalia Estemirova, Russe d’une cinquantaine d’années parlant le ­tché­tchène, a longtemps été l’amie et l’interprète d’Anna Politovskaïa, la journaliste de Novaïa Gazeta assassinée à Moscou en octobre 2006. Un crime pour lequel, une fois de plus, la justice russe n’a pas trouvé de coupable. Cette mort avait beaucoup affecté Natalia Estemirova, qui poursuivait ses enquêtes et dénonciations, n’hésitant pas à défier un président « médaillé des Droits de l’homme », nommé « journaliste émérite » et membre d’honneur de l’Université de Grozny par le pouvoir russe. Alors qu’il est surtout connu comme chef de bande inculte n’hésitant pas à prendre la tête de ses hommes pour mener lui-même des expéditions punitives contre ceux qui combattent ou simplement n’apprécient pas la normalisation imposée par Moscou. Une terreur qui se traduit toujours par des enlèvements et des assassinats. Ce que dénoncent Memorial et les rares ONG opérant encore dans la région, associations régulièrement dénoncées par le Président et la presse comme les « complices des terroristes et des criminels ». Un langage qui, en Russie, désigne tous ceux qui contestent le pouvoir en place, autrement dit les obligés du Premier ministre-Président Vladimir Poutine, la majorité d’entre eux venant du KGB ou du FSB, qui l’a remplacé. Aussi bien à la tête des Régions et des républiques que dans le monde des affaires. Y compris dans les secteurs sensibles du gaz, du pétrole et des minerais. Ils commencent même à occuper des postes dans le secteur agricole, notamment dans la culture industrielle du blé.

Natalia Estemirova, dont se souviennent de nombreux journalistes puisqu’elle œuvre pour la difficile protection de ce qui reste de démocratie en Russie, en Tchétchénie, en Ingouchie et dans tout le Caucase russe depuis dix ans, se savait en danger. Mais, comme la poignée de militants animant Memorial, qui s’efforce aussi depuis sa création de répertorier les crimes du stalinisme, elle avait fait le sacrifice de sa vie, sachant qu’un jour ou l’autre les « forces obscures » du pays auraient raison d’elle. Plusieurs de ses compagnons militants disent aujourd’hui que les menaces ne leur font pas peur, mais dissuadent d’autres militants de se joindre à eux. Memorial, que le Président Kadyrov menace de poursuivre pour diffamation, a quand même décidé de suspendre ses activités en Tchétchénie.

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