Pour la route

Bernard Langlois  • 23 juillet 2009 abonné·es

Bouquins

Depuis la mise en route de ce bloc-notes (bientôt dix ans déjà !), j’ai choisi, pour la dernière livraison de l’année (scolaire), celle qui va vous faire tout l’été, puisque Politis ferme au mois d’août, et qui perdrait vite de sa pertinence si j’y traitais de l’actualité chaude : j’ai choisi de consacrer mes deux pages aux bouquins.
Un peu comme une séance de rattrapage pour quelques ouvrages restés en souffrance sur mon bureau, dont je n’ai pas trouvé le temps de vous toucher un mot pendant l’année – quelques, seulement, parmi des dizaines d’autres – et qui méritent pourtant d’être portés à votre connaissance, ne serait-ce que d’une mention. Voici donc, dans un semblant de classement – et pardon pour ceux qui restent sur le carreau, toujours les plus nombreux –, un survol d’une année de parutions diverses ; enfin, de ce que j’ai reçu dans ma cambrousse.
En toute subjectivité. Des livres pour la route.

– Essais politiques :

la France est un pays où l’homo politicus se doit d’inscrire son patronyme sur la couverture d’un livre. Le plus souvent écrit par un autre, ce qu’on appelle « un nègre ». J’ai ainsi vu passer cette année un certain nombre d’ouvrages signés par autant de responsables politiques sur lesquels je n’ai jeté qu’un regard distrait – tant on sait d’avance ce qu’ils ont à nous dire, qui relève de l’autopromotion et du plan de carrière. Un Vincent Peillon me semble sortir du lot (ce qui ne préjuge en rien de son propre opportunisme dans la conduite de sa carrière), dans la mesure où ses professions de foi s’adossent à une vraie culture historique et philosophique : ce pourquoi je vous signale volontiers son dernier ouvrage, La Révolution française n’est pas terminée  [^2], où il tente de définir, en puisant aux racines, « ce que pourrait être le socialisme du XXIe siècle ». Pas bien sûr qu’il voie jamais le jour, qu’il ne soit déjà bien tard pour échapper à la barbarie…
À quelques années-lumière de ce spiritualiste jaurésien (belle profession de foi républicaine : « La liberté sans l’égalité est un mensonge, une hypothèse, une mystification ; l’égalité sans la liberté est une caserne, un couvent, une oppression ; la liberté et l’égalité sans la fraternité sont une impuissance, une abstraction, une impossibilité » , dommage que ces grands mots se soient perdus depuis longtemps dans les sables de la politicaillerie ordinaire…), un sociologue marxiste pur et dur (et comme tel marginalisé), mort il y a peu, Michel Clouscard, dont on réédite un ouvrage prémonitoire de 1981 : le Capitalisme de la séduction  [^3], ou comment « le néofascisme sera l’ultime expression du libéralisme social-libertaire ». Plus proche de la réalité, à mon humble avis.

Des dizaines d’autres, bien sûr, avec toujours la production abondante des petits livres rouges de la collection « République des Idées », au Seuil
– notamment un nouveau Baudelot-Establet sur la crise de l’école [^4], ou encore une étude intéressante et inattendue de Laurent Davezies sur la circulation des richesses (et l’accroissement de la pauvreté) en France  [^5]. Autre auteur de la collection ( l’Insécurité sociale, 2003, la discrimination négative, 2007), l’infatigable Robert Castel signe aussi cette année un pavé qui fera référence, invitant avec ferveur à défendre (mais aussi à repenser) l’État social contre les chantres de l’individualisme : roboratif [^6] ! C’est aussi de la France et de l’inégalité, mais cette fois dans son rapport toujours à vif avec son histoire coloniale, que traite avec sa vigueur bien connue la députée de Guyane Christiane Taubira, auteur de la loi qui porte son nom (2001) pour « la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crimes contre l’humanité »  [^7].

Vous êtes inscrit à Sciences-Po (ou vous voulez goûter à l’enseignement qu’on y dispense) ? Vous pouvez vous procurer l’incontournable manuel de l’un de ses professeurs les plus médiatiques, il est au programme de la première année : tout sur les institutions françaises, leur histoire, la pratique politique qui en découle, comparées aux systèmes étrangers : c’est du Duhamel (Olivier), c’est donc sérieux sans se prendre au sérieux, c’est ce qui fait son charme ! [^8]
L’analyse de « la crise », née aux États-Unis du krach immobilier et des cabrioles financières, mais qui a bien vite montré son caractère multiforme, a donné lieu à de multiples parutions partout dans le monde, qui soulignent toutes sa gravité. En Europe, un économiste comme Christian Saint-Étienne, constatant les tensions à l’intérieur même de l’Union, va jusqu’à envisager un possible éclatement de la zone euro [^9] ! À signaler aussi le point de vue original d’un journaliste et écrivain américain de la gauche radicale, Paul Mattick, qui dénonce l’illusion d’une « sortie de crise » obtenue par les moyens d’une politique interventionniste (keynésienne) : celle-ci ne s’attaquant pas à la racine du mal – la logique même de la quête du profit –, elle n’est qu’une fuite en avant visant à offrir un sursis à un système arrivé à son point d’explosion. Mais « les gens continuent à avoir du mal à comprendre que la crise actuelle est le fruit non pas de la cupidité et de la dérégulation, mais de la dynamique à long terme du capitalisme elle-même » . Quelle issue autre que la guerre ? L’auteur veut encore croire à un sursaut populaire, à la prise en main de leur sort par les peuples… [^10] C’est un espoir partagé notamment par les militants d’Utopia, ce mouvement politique trans-partis de gauche, qui appelle « à dépasser le système capitaliste par des réformes radicales prenant en compte l’urgence sociale, l’impératif écologique et l’exigence de démocratie [^11] » . (Et dans le genre petits bouquins pas chers et bien fichus, un rappel : la collection « Flash-Back » de L’Altiplano, qui réédite de grands textes politiques – Marx, Kropotkine, Bakounine, Lafargue, Luxembourg –, jetez-y donc un œil…)

– Témoignages :

en nombre, l’urgence de dire. Ce qu’on ressent, ce que fut sa vie, par quels chemins on est passé, quels engagements furent les siens. Intérêt variable, niveau littéraire aussi. Mais des livres qui touchent par la sincérité qu’ils dégagent, par le souci qu’on devine de faire partager une expérience, de laisser une trace.
Ainsi de Sabine Landré, qui m’adresse (sur le tard, le livre est paru en 2007) l’histoire de cette librairie du XIIIe arrondissement, Jonas, dont elle fut la gérante et qui connut (comme d’autres, avant et après, et encore au début de ce mois la librairie Résistances, victime d’une attaque des fachos de la Ligue de défense juive), en 1981-1982, pas moins de trois attaques de commandos d’extrême droite. Sabine, ex-militante mao (GOP), raconte l’histoire de Jonas et, surtout, celle de la solidarité du tissu associatif de tout un quartier, qui lui a permis de renaître (elle vient de fêter – la librairie – son cinquantième anniversaire). François Maspero a écrit la préface [^12].

Les femmes sont sans doute aujourd’hui à la pointe avancée de la révolte. Normal, elles subissent tout en double, question de genre ! En tout cas, on ressent leur appétit à secouer le cocotier ! Par exemple, une certaine, c’est un pseudo, Caroline Bordczyk (qui ne peut qu’avoir bon goût, puisqu’elle se jette – écrit-elle – tous les jeudis sur Politis  !), qui nous livre une sorte de journal foutraque, sans queue ni tête, brut de décoffrage, cri de colère féministe qui déboule dans tous les sens
– mais panaché d’un humour ravageur qui rend sa lecture assez jouissive, je vous recommande  [^13] ! Autre sacré numéro, Martine Thouet en pince pour… Vladimir Illitch ! Au point que, militante communiste toute sa vie, elle installe, à la retraite, un « Lénincafé » sur les bords de Loire (d’où elle est originaire, famille de prolos, et fiers de l’être) à… Devinez où ? Chalonnes, mais oui, à deux pas de chez Bertin (fréquenterais-tu, des fois, mon Jacques ?) ! Sûr, la prochaine fois que je passe dans le coin… En tout cas, la vie de Martine (qui fit des études et fut fonctionnaire) ne vous laissera sûrement pas indifférents [^14] !

Janine Delmaz-Toroni, elle, c’est le Vietnam qu’elle a au cœur. Savoyarde, « née à Baria, Cochinchine » , comme dit sa (vieille) carte d’identité… Elle se souvient des dictées de « la mère Donna » (Mme Donnadieu, génitrice de Marguerite Duras) dans sa « Nouvelle École française » de la rue Testard, à Saïgon, se garde de confondre le gecko et le margouillat, et se souvient des chants populaires et des légendes de son enfance ; elle n’hésite pas à railler le colonisateur («  On raconte parfois que le coq se prend les pattes dans le fumier. C’est alors que pour faire diversion il claironne sa suffisance… » ), comme elle se moque du Yankee qui a voulu lui succéder. En petites touches, en courts paragraphes de quelques lignes, voire une ou deux pages, mêlant souvenirs, poèmes, recettes de cuisine, citations diverses (dont une de Politis ! ), elle nous promène au fil du Mékong dans le sampan de sa mémoire vive. Une réussite [^15].

Fatalitas !

« Dans l’raisiné, qui qui trimarde ?/Qui qu’a fait jacter la bavarde ?/Qui qui fout l’taf à Tout-Paris ?/C’est Chéri !/La Républiqu’nous emberluche !/Du Bois de Boulogne à Pantruche,/Qui qui fait sauter tout l’fourbi ?/C’est Chéri-Bibi ! » La réédition du chef-d’œuvre de Gaston Leroux (tome I, le 2 en septembre) est la friandise que je gardais pour la fin [^16].
Pour la route.
Ou plutôt la chaise longue des vacances, que je vous souhaite excellentes.

[^2]: La Révolution française n’est pas terminée, Seuil, 215 p., 16 euros.

[^3]: Le Capitalisme de la séduction, critique de la social-démocratie libertaire, Delga, 352 p., 13 euros.

[^4]: L’Élitisme républicain, Seuil, 120 p., 10,50 euros

[^5]: La République et ses territoires, Seuil, 112 p., 10,50 euros

[^6]: Égalité pour les exclus, Temps présent, 92 p., 10 euros

[^7]: La Montée des incertitudes, Seuil, 460 p., 23 euros.

[^8]: Droit constitutionnel et institutions politiques, Seuil, 925 p., 29,50 euros.

[^9]: La Fin de l’euro, Bourin Éditeur, 147 p., 16 euros.

[^10]: Le Jour de l’addition, aux sources de la crise, L’Insomniaque, 64 p., 7 euros

[^11]: Manifeste européen, 33 propositions pour une Europe sociale, altermondialiste et écologiste, L’Esprit frappeur, 62 p., 2 euros.

[^12]: L’Année des cocktails, quand on brûlait les livres, HB, 190 p., 18 euros.

[^13]: Irrévéren… chieuse ! C’est grave docteur ? En autoédition, 10 euros, .

[^14]: Je voudrais être Lénine… Les points sur les i, 160 p., 15 euros.

[^15]: Écoute, souviens-toi, les Presses du réel, 143 p., 10 euros.

[^16]: Chéri-Bibi, les cages flottantes, Libertalia, 340 p., 13 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes