Trois questions sur l’Iran

Près d’un mois après l’élection présidentielle, l’universitaire iranien Omid Sabze Azadi* tente d’évaluer ici les rapports de force au sein de la société iranienne.

Omid Sabze Azadi  • 9 juillet 2009 abonné·es
Trois questions sur l’Iran
© * Omid Sabze Azadi vit en France. Il revient d’un long séjour dans son pays.

Ahmadinejad dispose-t-il encore d’une forte base populaire ?

Non. Il n’est pas le champion d’un Iran rural et conservateur. La population rurale est minoritaire en Iran. Entre 65 % et 70 % des Iraniens vivent en ville. D’autre part, les paysans ont de multiples raisons d’en vouloir à leur président. Ainsi, pendant son mandat, les importations de thé, d’ail, de riz ou de coton ont triplé, ce qui a provoqué la colère des producteurs iraniens. Par ailleurs, les classes populaires des villes qui l’avaient élu sur un programme de redistribution de la manne pétrolière, de réduction du chômage et d’éradication de la pauvreté, en 2005, avaient toutes les raisons d’être déçues. La politique de privatisation et l’augmentation du taux de chômage (passé de 7 % à 13 %) n’ont guère pu les convaincre de voter pour lui. De ce point de vue, Moussavi, qui a remis au goût du jour le mot révolutionnaire « mostazaaf » (opprimé), est au moins aussi crédible.
C’est sans doute chez les nationalistes conservateurs que se trouve encore son réservoir de voix. Mais dans les bazars de Téhéran ou d’Ispahan, les influents bazaris (traditionnellement favorables aux conservateurs) contestent l’augmentation des taxes à laquelle ils ont été soumis.

A-t-on des preuves de la fraude massive ?

Oui. De multiples irrégularités ont été constatées autour du scrutin. La semaine précédant le 12 juin, deux cents gouverneurs municipaux – qui transmettent le décompte des votes pour leur ville au ministère de l’Intérieur – ont été remplacés. Le nombre de tampons officiels nécessaire a été doublé, passant de 50 000 à 100 000. Quinze millions de bulletins supplémentaires sont imprimés alors que, le 12 juin, dans des bureaux de vote d’Azerbaïdjan notamment (région natale de Moussavi), il en a manqué, et les délégués des trois candidats n’ont pas été autorisés à porter plainte. Ces mêmes délégués n’ont pu assister au décompte ; et quand ils ont été présents, ils n’ont pu vérifier si les urnes étaient vides au début du scrutin. Des bureaux de votes ont été fermés alors que de longues files d’électeurs en attente étaient dispersées par la police. Deux violations flagrantes de la législation électorale ont accompagné l’annonce des résultats : ceux-ci ont été entérinés par l’ayatollah Khamenei avant d’avoir été approuvés par le Conseil des gardiens, comme c’est la règle, et – fait inédit – les résultats annoncés au lendemain du scrutin n’ont pas été détaillés par régions et par villes. Cela n’a été fait que dix jours plus tard. D’autre part, depuis la Révolution islamique, les candidats rassemblent toujours la majorité des suffrages dans leur région d’origine. Cette fois, ils ont tous été battus par Ahmadinejad. Dans sa région natale, Karoubi a chuté de 90 % en 2005 à moins de 10 %. Dans 60 cantons et 192 villes, la participation a été supérieure à 100 %, dépassant la barre des 211 % dans les régions de Mazandaran et de Yazd. Ahmadinejad a dépassé 99 % des suffrages dans 307 bureaux de vote. Sur trois chaînes publiques, les téléspectateurs ont vu Mohsen Rezai ­perdre près de 100 000 voix du jour au lendemain.

Au total, l’hypothèse la plus solide pour comprendre le mode opératoire de la fraude est celle d’une manipulation des chiffres avant l’annonce du résultat. En les validant de façon anticipée, le guide suprême a engagé sa responsabilité dans ce processus.

Pourquoi Ali Khamenei a-t-il pris le risque de perdre sa légitimité ?

Le caractère et l’histoire personnelle de Khamenei permettent de comprendre son choix. Moussavi lui avait été imposé comme Premier ministre par Khomeiny alors qu’il était président de la République islamique. Pendant ses deux mandats, les confrontations ont été nombreuses. Moussavi était alors le « fils spirituel » de Khomeiny et avait le soutien de nombreuses personnalités politiques et religieuses. Khamenei, lui, faisait l’objet d’un certain mépris de la part du père fondateur. Il est donc probable qu’un sentiment de revanche l’anime encore et que la victoire de Moussavi à l’élection présidentielle lui aurait été intolérable.
Mais ce ressentiment n’est sûrement pas l’unique raison de ses choix. L’actuel guide suprême sait que l’ancien Premier ministre a gardé une grande influence auprès des conservateurs modérés et que la cohabitation aurait été difficile. Les troubles qui suivirent la succession de Khomeiny pourraient bien se réveiller et son pouvoir être remis en cause.
D’autant que, comme l’ont souligné de nombreux spécialistes de l’Iran, l’élection a eu lieu alors que la République islamique vit une période de tension interne. Les différentes factions (principalement conservatrices et réformatrices) portent depuis plusieurs années sur la place publique une confrontation de plus en plus ouverte. Les contradictions au sein du pouvoir ont donc pu pousser Khamenei à sortir du rôle « traditionnel » d’arbitre du guide suprême et à défendre ouvertement ses positions.
Cela expliquerait aussi le mouvement de radicalisation des deux camps auquel nous assistons depuis plusieurs semaines. Tout retour en arrière, tout compromis, semble désormais impossible. C’est donc que les antagonismes se sont creusés au point que les deux groupes ne voient le salut de la République islamique que dans l’exclusion du camp adverse. Finalement, la seule idée partagée par les deux parties est la peur que les positions de l’adversaire puissent amener la chute du régime. Mais, le refus d’un compromis n’y mène-t-il pas tout droit ?

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