« Notre métier : faire réfléchir »

Enseignants dans le primaire ou le secondaire, ils ont en moyenne vingt ans de carrière derrière eux. Inquiets, fiers, fatigués, en colère, ils expliquent ce qui les accable et ce qui les motive encore.

Ingrid Merckx  • 27 août 2009 abonné·es

« Une structure autoritaire »

Valérie, professeur de langues à Paris

Valérie est partie en vacances avec des devoirs : le détail des réformes Darcos à potasser. Le lycée où elle enseigne à Paris est pressenti comme établissement pilote pour les tester. Pour l’heure, le proviseur fait de la résistance, « car accepter d’essayer revient à accepter les réformes ». Mais pas certain qu’il parvienne à bloquer le projet. Du coup, elle se prépare à « ce qu’ils vont nous infliger » . Elle n’est pas en première ligne, sa discipline se raréfie, et elle a peu d’élèves, une vingtaine de son établissement, une cinquantaine en provenance d’autres lycées. De ce « poste d’observation transversal » , elle constate que certaines craintes sont fondées. «  On sait que le niveau des élèves parisiens arrivant va être correct, et que pour les élèves de banlieues ou de filières techniques, ça va être plus compliqué… » La suppression de la carte scolaire et l’autonomisation des établissements vont renforcer la compétition et accroître les inégalités. « Chaque lycée multiplie les opérations de communication dans l’espoir d’augmenter sa dotation annuelle. Le nôtre envoie les élèves faire des voyages coûteux. Ils reviennent ravis, mais, en même temps, on manque du matériel de base en classe de langues. Autre exemple : cette année, le proviseur m’a demandé si je comptais tirer matière à exposition d’un travail réalisé avec mes élèves. Il faut toujours montrer, non pour valoriser son travail ou celui des élèves, mais pour rendre l’établissement plus attractif. Les lycées parisiens s’en sortiront toujours. Mais les autres ? »

Valérie est « indignée »  : « Tout tend à faire de l’école l’antichambre de la vie professionnelle, ce pourrait être intéressant si ce n’était pas tant au détriment des savoirs. » La privatisation du système scolaire est en route, « c’est le cas depuis que j’ai commencé, il y a vingt-deux ans ! Rétive au privé, j’y ai pourtant scolarisé ma fille : je trouvais l’école discriminante, au moins jusqu’au lycée » . Aujourd’hui, même le lycée est touché, c’est pourquoi elle soutient les enseignants désobéisseurs : «  Ils ont raison de dire non aux réformes en cours. Mais ils vont prendre des coups… » Il y a les sanctions directes, qui font toujours du bruit, mais les sanctions insidieuses sont monnaie courante : « Si les jeunes profs sont maintenus sous pression avec des inspections à répétition, la grande punition pour un enseignant, c’est justement de ne plus être inspecté. Du coup, il est bloqué dans son avancement, voit ses projets refusés, son salaire stagner… »

Or, un prof vit beaucoup moins bien aujourd’hui qu’il y a vingt ans. «  Parmi mes collègues, les rares à habiter à Paris sont en fin de carrière. Vivant seule à Paris, je dois reconnaître que c’est difficile. En même temps, je n’ai pas tout fait pour bien gérer ma carrière… » Certains professeurs sont victimes d’une « mise à l’écart » pour avoir défendu un avis contraire à un inspecteur. « L’Éducation nationale est une structure autoritaire, très hiérarchisée. Le pouvoir n’est absolument pas du côté des profs. Tout juste ont-ils un avis consultatif, même quand il s’agit de réformer des programmes ou des manuels. » À trois ans de la retraite, c’est cette « rigidité de la nébuleuse » que Valérie trouve rétrospectivement la plus épuisante. La relation avec les élèves l’a aidée à tenir. « L’essentiel, c’est encore ce qui se passe dans la classe ! » Son conseil de rentrée à un jeune prof : «  Faire respecter la classe en tant qu’espace particulier, qui n’est ni la rue ni le café. Les élèves comprennent quand on leur explique. C’est important de savoir distinguer les espaces… »

« J’assume la désobéissance ! »

Hugues Leenhardt, professeur des écoles à Calas (Bouches-du-Rhône)

L’année fut agitée pour Hugues. Membre du réseau des enseignants en résistance, il a été sanctionné par sa hiérarchie pour avoir adressé une lettre de désobéissance civique à son inspecteur d’académie. Total : trente jours de salaire en moins, assortis de menaces de sanctions disciplinaires. Un choc pour ce professeur des écoles qui « aime son métier » et « croit en l’institution Éducation nationale » . En vingt ans de carrière, il n’avait jamais vu venir un « tel danger »  : « L’Éducation nationale s’enferme dans une logique comptable fondée sur un système d’évaluation inadapté. Évaluer fait partie de notre métier, mais il faut savoir dans quel but. Si c’est pour remédier à des difficultés rencontrées par un élève ou un établissement, ou si c’est pour mettre les établissements en concurrence et fermer les moins performants. » Ils sont au moins 3 000 en France à avoir affiché leur désobéissance : « Que n’a-t-on entendu, sous prétexte que notre métier consiste à faire obéir ! Mais c’est faux : notre métier consiste à faire réfléchir et à solliciter l’esprit critique. » Deux dimensions absentes des nouveaux programmes de primaire, jugés « réducteurs et régressifs ». C’est pourquoi les désobéisseurs ont décidé de s’en tenir aux programmes de 2002, pour lesquels ils avaient été consultés. Ils refusent aussi d’appliquer les grilles d’évaluation prévues en fin de CE1 et de CM2, « basées sur une mauvaise analyse de l’erreur » , et le système d’aide personnalisée : « Le soutien fait aussi partie de notre métier, mais à l’intérieur du groupe classe. Avec la suppression du samedi matin, les enseignements sont concentrés sur quatre jours, et les élèves ne peuvent faire des journées de plus de six heures. Impossible d’en rajouter ! » Soutenu par le mouvement et des caisses de solidarité, Hugues assume sa désobéissance mais s’inquiète : « Notre liberté se réduit, je ne veux pas quitter l’Éducation nationale déçu. Notre priorité, c’est de travailler. Qu’on cesse de nous mettre des bâtons dans les roues ! »

« Tout remettre à plat »

Christian, directeur d’un établissement privé sous contrat (Alpes-de-Haute-Provence)

Mi-juillet, Christian était encore affairé dans le bureau qu’il occupe à la tête de sa « petite entreprise ». Soit un établissement privé sous contrat constitué d’une maternelle, d’un primaire et d’un collège. Il « doit des comptes » à trois hiérarchies : l’Éducation nationale (pour la partie pédagogique), le diocèse (pour le «  caractère propre » de l’établissement) et l’association qui assure la gestion. Il supervise près de 600 élèves, dont 300 collégiens qu’il se félicite de connaître individuellement. Certains viennent même « déstresser » dans son bureau. « J’essaie de leur transmettre le sens de l’effort, de leur apprendre que l’école est aussi un lieu de vie. » Pas vraiment l’idée qu’on se fait d’une discussion avec le chef d’établissement…
« J’essaie d’humaniser un système qui ne me plaît pas. Le “mammouth” entier est à la dérive. Il faudrait mettre tout le monde autour de la table et tout remettre à plat, tout reprendre. » Par où commencer ?  « L’apprentissage repose sur un système de “bourrage de crâne”, pour faire bref. Aucun temps n’est réservé à l’assimilation et à l’appropriation des connaissances. On ne se demande jamais ce qui a été retenu par les élèves, et on fonctionne sur l’implicite en supposant que les familles vont savoir les accompagner. On sépare donc les familles qui reprennent ce qui a été vu à l’école des autres. » Et le fossé se creuse. « Les élèves ne sont pas plus nuls qu’avant, ils ont une culture générale beaucoup plus vaste. Néanmoins, ils sont de plus en plus nombreux à “aller mal” – familles déstructurées, situations socio-économiques difficiles, discours sociétal pessimiste… et cela rend l’acte éducatif et pédagogique plus compliqué. Ils n’ont pas l’esprit libre pour apprendre. On est en train de former des générations de gamins en difficulté à l’école… » Selon lui, il n’y a eu que de timides tentatives de « faire de la pédagogie autrement »  : en petits groupes notamment, comme avec les travaux personnels encadrés (TPE), ou les itinéraires de découverte (IDD)… Dans son collège, il organise des portes ouvertes au cours desquelles le travail de chacun est valorisé. « Dans de nombreux pays, il y a un prof surnuméraire dans les classes, pourquoi pas chez nous ? » Mais l’heure est plutôt à la suppression de postes en France : « Le problème n’est pas qu’une question d’effectifs, car il faudrait redistribuer le temps d’enseignement, et puis il y a aussi des services non pourvus, la machine est si lourde… »

Dans son établissement, ce qui a quand même déclenché le plus de débats cette année, c’est la suppression des postes des Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficultés : le poste de maître spécialisé que son collège partageait avec un autre établissement était menacé, mais tout va être mis en œuvre pour le conserver. « Ma priorité, c’est de faire vivre mon établissement. Si les profs font moins d’heures, ils ne peuvent plus vivre. Si on n’a pas d’élèves, on ferme. »

Enseignant depuis vingt-cinq ans et chef d’établissement depuis six ans, Christian reconnaît être « sous pression » et inquiet en permanence. *« Mais j’ai une haute estime de mon métier, contrairement à certains de mes amis qui travaillent dans d’autres secteurs… Quand je traverse la cour le matin, je me dis que je fais un boulot noble, et cela me rend fier. »
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« On pourrit la situation pour justifier des suppressions de postes »

Armelle, professeur des écoles dans le Val-de-Marne

« Le ministère n’a jamais été très attentif, mais là, il fait carrément la sourde oreille ! » Depuis plus de vingt ans qu’Armelle enseigne, la situation s’est dégradée à l’école. Mais, « heurtés » par les retenues de salaires consécutives aux grandes grèves de 2003, les profs sont devenus « difficiles à mobiliser »  : « Ils n’y croient plus : comme le gouvernement n’écoute rien, la grève ne fait que déranger l’opinion, qu’on remonte contre nous. Alors qu’on ne fait pas grève par plaisir, cela nous coûte… » Cette année, pas question d’hésiter : il y a eu l’annonce de la suppression des postes Rased, et les menaces sur l’école maternelle. « La politique du chiffre a des conséquences pédagogiques, explique l’enseignante. Par exemple, le ministère entend remplacer les classes Rased par un système d’aides personnalisées de quelques heures disséminées ici et là, mais les enseignants Rased ont suivi des formations spécialisées d’un an, ce n’est pas rien ! Tandis que les aides personnalisées, c’est trois quarts d’heure coincés à midi, quand les enfants ont faim, ou le soir, quand ils ne peuvent plus rien assimiler. » Même incohérence du côté de la petite section : « Y substituer des jardins d’éveil, c’est entériner que l’école commence un an plus tard. La petite section est une année essentielle. L’enfant y fait ses premiers pas de socialisation : vivre avec les autres dans un rythme collectif, respecter l’autorité des adultes et le matériel qu’il utilise… Et ses premiers apprentissages : faire un rond dans le bon sens, savoir le nom des couleurs, tenir son crayon avec le bon geste de pince, prendre des risques, dépasser sa peur, monter des marches en alternant les pieds… Rien à voir avec les activités proposées dans une garderie, qui peuvent être stimulantes mais ne s’appuient pas sur un programme et varient d’une garderie à l’autre. »

En outre, les jardins d’éveil représentent une nouvelle atteinte au service public : dès cette rentrée, des établissements pilotes vont devoir leur faire une place dans leur enceinte. Payant, ce service sera pris en charge en partie par les communes. « Mais combien de temps ? Que feront les familles qui ne pourront pas payer le complément ? Et quelle cohabitation entre les deux systèmes ? » Armelle est « désobéissante » : « Dans mon école, nous enseignons à ­partir des anciens programmes. Les nouveaux ont baissé le niveau d’exigence, ils sont passés de trente pages à dix pages, très allusives. Certains enseignants refusent aussi d’assurer l’aide personnalisée, au prix de retraits de salaire… » Autre sujet de grogne : la suppression des postes Rased : « Là aussi, il y a beaucoup d’hypocrisie : un poste Rased dépêché sur huit établissements ne peut assurer sa mission dans de bonnes conditions. Du coup, on dit qu’il ne sert à rien, et on le supprime. 13 500 postes supprimés en 2009, il faut bien récupérer des heures quelque part ! Donc on pourrit les conditions de travail pour justifier des suppressions de postes. Et, sous prétexte de mieux accueillir les handicapés dans les écoles, mais en réalité pour générer des économies, on ferme des structures spécialisées. Résultat, on se retrouve avec des enfants très handicapés placés sans aide dans une classe. » Ce fut son cas cette année : l’auxiliaire de vie scolaire qu’elle avait réclamée n’est arrivée qu’en janvier, et encore, à mi-temps. Pendant plusieurs mois, elle a dû s’en passer. La réforme de la formation la met également très en colère. « Enseignante en collège, j’ai passé le concours de professeur des écoles et suivi une formation pendant deux ans. Par la suite, cette formation a été réduite à un an. Avec la prochaine masterisation, les professeurs des écoles seront bientôt des étudiants directement envoyés dans une école au sortir de la fac avec seulement quelques heures de formation. Comment vont-ils faire en classe ? » Armelle s’avoue « accablée »  : « Je tente de me raccrocher aux projets avec les élèves, mais je redoute un peu la rentrée… »

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Les profs prêts à désobéir
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