Alain Badiou et l’émancipation

Pierre Khalfa réagit ici au livre d’Alain Badiou « l’Hypothèse communiste* », notamment
sur la question de « l’échec » communiste et sur celle
de la « vérité » en politique.

Pierre Khalfa  • 3 septembre 2009 abonné·es
Alain Badiou et l’émancipation
© * Nouvelles Éditions Lignes, 2009.

Disons le tout net, le livre d’Alain Badiou est passionnant car centré sur la question de l’émancipation. Nous n’évoquerons ici ni ses analyses très intéressantes de certains moments historiques, ni ses conclusions politiques, discutables. Nous nous attacherons au cadre philosophique qui les surdétermine, ce livre étant pour lui « un livre de philosophie ».
Badiou indique vouloir « renoncer à Hegel ». Il critique à juste titre « le legs spéculatif hégélien [qui induit] à penser que l’inscription historique, sous le nom de communisme, des séquences politiques révolutionnaires  […], r évèle leur vérité, qui est de progresser selon le sens de l’Histoire » . Refusant une telle perspective, il est amené à écrire que « l’Histoire n’existe pas ». Dans un livre plus ancien, Peut-on penser la politique, il écrivait que « la singularité du marxisme était le droit  […] de tirer des traites sur l’Histoire » et qu’il était aujourd’hui dans l’impossibilité de continuer à le faire.

Cependant, sa rupture avec la pensée hégélienne est ambiguë. Ainsi, dans De quoi Sarkozy est-il le nom ? , il fait une histoire de l’hypothèse communiste, qui aurait connu deux grandes séquences, la première étant celle de sa formulation dont l’apogée a été la Commune ; la seconde, celle de sa réalisation dans la foulée de la révolution d’Octobre avec le développement du Parti-État. Chassé par la porte, Hegel revient donc par la fenêtre, l’Histoire devenant celle du déploiement de l’Idée du communisme, séquence après séquence, et « les échecs apparents, parfois sanglants, d’événements liés en profondeur à l’hypothèse communiste ont été et demeurent des étapes de son histoire ». Nous serions aujourd’hui dans la troisième séquence, celle «  de la reformulation de l’hypothèse communiste », qui tirerait les leçons de l’échec du Parti-État. Badiou succombe ici à une conception qu’il critique pourtant, celle de l’Histoire comme « construction narrative après coup ».

Badiou maintient donc en partie le cadre hégélien, assimilant de plus processus d’émancipation et procédure de vérité, elle-même considérée une vérité scientifique. Ainsi il compare les échecs successifs de l’hypothèse communiste aux échecs successifs d’une démonstration mathématique. De la même manière que « la fécondité de ces échecs  […] a animé la vie mathématique  […], l’échec, pourvu qu’il n’entraîne pas que l’on cède sur l’hypothèse, n’est jamais que l’histoire de la justification de cette dernière ». On se trouve donc en bout de course devant une pensée circulaire : les échecs successifs du communisme n’étant que l’histoire de sa justification et l’Idée du communisme, « opération intellectuelle », elle-même histoire de ses échecs consécutifs.

Dans un entretien récent donné à la revue 08, il enfonce le clou en considérant que « la politique d’émancipation est une procédure de vérité […] et qu’une opinion politique n’a pas plus de sens qu’une opinion mathématique ». Badiou assume ici totalement l’héritage platonicien en considérant que la politique est affaire de vérité et non pas d’opinion. Or, comme l’a affirmé à moult reprises Castoriadis, la politique est justement le domaine de la doxa, de l’opinion, et il n’y a pas d’ épistémê politique, de vérité scientifique en politique. Le choix entre telle ou telle opinion politique renvoie à la bataille politique, bataille d’idées et construction de rapports de forces, choix qui doit être en permanence (ré)interrogé. Logique avec lui-même, Badiou rejette, comme Platon, la démocratie. Pas seulement la démocratie parlementaire, qu’il qualifie, à juste titre, d’oligarchique, mais, de fait, toute forme de démocratie, car celle-ci est avant tout un espace public dans lequel se débattent les opinions. Elle est donc rétive à toute procédure de vérité.

La démocratie comme procès émancipateur étant évacuée, voici son substitut, l’action du génie politique qui permet « une représentation de l’action des masses innombrables par l’Un d’un nom propre ». Sont ainsi justifiés le « culte de la personnalité » de Staline, dont Badiou trouve la condamnation par Khrouchtchev « mal venue » , et celui de Mao, dont il concède qu’il s’est appuyé sur « des énoncés tout simplement obscurantistes » . Comment construire une politique d’émancipation sur des énoncés obscurantistes ? Cette question ne semble pas tourmenter Badiou car « si la politique est […], tout comme peut l’être en effet la poésie, une procédure de vérité, alors il n’est ni plus ni moins inepte de sacraliser les créateurs politiques que de sacraliser les créateurs artistiques » . Comment un processus d’émancipation peut-il être basé sur la sacralisation d’un individu ? Mystère !

Le livre de Badiou refuse de se situer dans une logique de réhabilitation du passé tout en gardant vivante la perspective émancipatrice. Partant du constat de l’échec des processus d’émancipation au XXe siècle, il essaie d’en comprendre les raisons et de donner des pistes de réponses. Cependant, son cadre théorique aboutit à une aporie : vouloir l’émancipation de l’humanité en la basant sur une procédure de vérité par définition hors de portée de ceux et celles qui sont censés s’émanciper.

Voir aussi l’entretien avec Alain Badiou, Politis 1058.

Idées
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