Le coup d’éclat permanent

Autoportrait des Yes Men, deux trublions qui usent de canulars pour dénoncer les pratiques du libéralisme.

Jean-Claude Renard  • 10 septembre 2009 abonné·es
Le coup d’éclat permanent
© Les Yes Men refont le monde, mardi 15 septembre, 20 h 45, Arte (1 h 25). En salles le mercredi 16 septembre.

Un peu ému devant la caméra, il arrive sur les plateaux de la BBC News en représentant de la richissime société Dow Chemical (industrie chimique). Dow a récemment acquis Union Carbide, dont le nom (et l’activité) est associé à Bhopal, site de la plus grosse catastrophe industrielle de l’histoire. Avec 18 000 victimes et une centaine de milliers d’agonisants toujours. Le rachat par Dow avait laissé quelques espoirs de dédommagement en Inde. Nenni ! Mais des dividendes records pour les actionnaires. Vingt ans après la catastrophe, jour de la commémoration, le costardé-cravaté annonce en direct que Dow reconnaît son entière responsabilité et débloque 12 milliards de dollars destinés à dédommager enfin complètement les victimes et à dépolluer le site. « C’est la première fois qu’une importante société, cotée en Bourse, adopte une mesure opposée à ses intérêts. » Scoop de taille. L’amende honorable de Dow gagne toutes les rédactions.

En réalité, c’est un canular. Ou plutôt une idée de ce que devrait faire le géant de la chimie américain. Et une humiliation pour laquelle la société perd en Bourse, sur le coup, 2 milliards de dollars. Réellement, « c’est Dow qui a monté le canular , juge Andy Bichlbaum, en déclarant qu’elle ne pouvait rien pour les victimes et n’était pas responsable. On a certes donné de faux espoirs aux victimes pendant deux heures. Voilà vingt ans que Dow les fait souffrir. La réalité est là. » In fine, le canular a permis de faire savoir qu’après deux décennies Bhopal n’a toujours pas été dépollué.
Le cas Dow est un exemple parmi ­d’autres entreprises menées par les Yes Men, Andy Bichlbaum et Mike Bonanno, deux Américains. Leur dada : se faire passer pour les représentants de grandes sociétés qu’ils n’aiment pas, porte-parole gouvernementaux ou experts. Ils créent de faux sites web (Coca-Cola Company, Halliburton, des sociétés pétrolifères et gazières, des institutions comme l’OMC) et attendent d’être invités. Et ça marche ! En grande pompe et le plus sérieusement du monde. Ils avancent parfois les idées les plus absurdes, ahurissantes, scandaleuses. Ça marche encore.

Autre exemple : devant un symposium de banquiers sur les risques acceptables, ils annoncent un nouveau mode de calcul, pertes humaines à la clé mais peu importe, puisque cela doit rapporter beaucoup d’argent. « Si on joue le jeu du marché, autant en tirer le meilleur parti possible. » Foin des morts ! C’en devient alors très « acceptable » et même une idée « très rafraîchissante » , selon un expert. Le but était de choquer. Ils étaient loin de penser qu’ils allaient plaire.
À la Nouvelle-Orléans, en adjoints du ministre du Logement du gouvernement Bush, à l’occasion d’une conférence sur la reconstruction de la ville, ils déclarent la réouverture des logements sociaux et le réaménagement des zones humides aux frais d’Exxon. De fait, ils imposent une prise de conscience de la crise du logement. Le foutage de gueule prend toute son ampleur. Et même du sens.

Les Yes Men sont de petits malins, des bluffeurs, des imposteurs. Sans scrupules. Scrupules, justement, signifiant ces petits cailloux qui se glissent dans les godasses. Pour le moins gênants. Voilà donc deux scrupules en transe d’activisme, de piratages pour la bonne cause, qui pointent les torts et travers du capitalisme, les aberrations et les scandales du libéralisme, les adeptes effrayants de la philosophie de Milton Friedman. Assez proches d’un Michael Moore (dans ses meilleures heures), en collaboration avec Kurt Engfehr, filmés eux-mêmes dans la mise en scène de leurs canulars contre la mondialisation, ils livrent face caméra quelques étapes d’un parcours tragicomique, furieusement politique [^2]. Attaqués pour leur cynisme et leur mauvais goût, ils remettent pourtant de l’ordre dans la marche du monde (en tout cas, tentent de le faire). En radicalisant le discours économique dominant, ils disent surtout ce qu’est notre époque, entre communication et profits. Avec une certaine idée : « Si quelques personnes peuvent prendre les mauvaises décisions, pourquoi on ne pourrait pas s’unir à notre niveau pour prendre les bonnes décisions, pour une fois ? » Les Yes Men ont la réputation d’exagérer. Face au tout-libéral, on n’exagère jamais assez.

[^2]: En 2006, ils avaient piégé Patrick Balkany (UMP) en duplex depuis un faux journal de télévision américaine, dans un entretien autour de la pauvreté au cours duquel le maire de Levallois déclarait que « les pauvres vivent très bien, il n’y a pas de misère en France ». Cette séquence n’est pas utilisée dans le film mais disponible sur Dailymotion.

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