Un dispositif officiel de harcèlement

Dans cet extrait de l’ouvrage « Douce France », dirigé par Olivier Le Cour Grandmaison, Marc Bernardot détaille
et analyse le procédé
de la rafle.

Marc Bernardot  • 24 septembre 2009 abonné·es

La rafle peut servir à mettre « hors d’état de nuire » tout un groupe, présenté comme étant en surnombre ou menaçant, mais peut aussi être un moyen d’arrêter quelques individus spécialement recherchés pris en même temps que la masse, ou encore viser à perturber le fonctionnement habituel d’une communauté. Elle ne peut, sauf exception, se faire sur un territoire étendu et concerner une population dispersée. La concentration spatiale du groupe ciblé est décisive pour l’application de cette technique de prise. Les stratégies policières et urbaines d’endiguement et de fixation trouvent ici l’une de leurs justifications. Au-delà de ces quartiers réservés, la police doit s’en remettre à la technique du contrôle au faciès, considérée par les autorités comme un procédé normal et efficace à défaut d’être légitime.

À la manière d’Hippocrate, à propos des chirurgiens et de la guerre, on peut dire que la chasse aux sans-papiers est la meilleure école de la police. Tout comme l’internement, les arrestations groupées systématiques participent d’un renouvellement de ses méthodes d’action. Si les techniques policières de surveillance, de contrôle et de rafle sont anciennes et ancrées dans les cadres cognitifs de la profession, elles sont dorénavant intégrées à un dispositif plus large de sécurité maximale et de xénophobie institutionnelle. Ce qui était un procédé de maintien de l’ordre public visant occasionnellement tel ou tel groupe est progressivement devenu, durant ces dernières décennies, un procédé systématique d’arrestation employé contre les étrangers du Sud. Il participe d’une politique d’intimidation et d’exfiltration d’une catégorie de résidents en vue de leur expulsion du territoire. Ce qui était une solution ponctuelle à la disposition de la police pour intervenir dans une situation d’urgence prend dorénavant place à la fois dans un diagramme institutionnel explicitement hostile aux étrangers et dans un dispositif pratique officiel de harcèlement et de répulsion. Les arrestations groupées s’inscrivent dans un ensemble de modalités de contrôle du territoire et d’opérations dans lesquelles interviennent plusieurs services policiers souvent coordonnés (police nationale ou municipale, CRS, douanes ou police des frontières, sociétés de sécurité privées, etc.). La pression mise sur ceux-ci par les discours publics et la frénésie législative en matière de répression de l’immigration facilitent la généralisation du recours à des pièges pour arrêter les étrangers. Les exemples ne manquent pas. Les associations de soutien et de défense des étrangers mentionnent de fausses convocations administratives, des arrestations d’enfants à l’école pour contraindre les parents ou les proches, des interventions au-delà de la légalité dans des centres de demandeurs d’asile pour interpeller des réfugiés déboutés, des descentes dans les foyers pour des motifs autres que les objectifs réels de contrôle des sans-papiers, qui rapprochent ces méthodes du kidnapping et de la séquestration crapuleuse mais sous une forme légale, et qui sont parfois consécutives à des dénonciations par des membres d’institutions de santé ou éducatives, de sociétés de transports, etc. S’y ajoutent d’autres modes d’intervention qui complètent l’arrestation groupée. Les policiers peuvent faire murer des squats ou détruire des zones d’habitats autoconstruits et des caravanes utilisées par des familles roms en Île-de-France.

Ils peuvent rendre inhabitables des blockhaus, brûler des taillis abritant des migrants sur les plages dans les environs de Calais, ruiner les installations provisoires dans un jardin public ou des campements urbains. Les arguments mobilisés, lorsque les pouvoirs s’en donnent encore la peine, sont très proches de ceux, moraux ou politiques, utilisés dans les politiques de rénovation urbaine (illégalité, insalubrité, insécurité, risques de sinistre, ordre public…), qui se soldent le plus souvent par l’expulsion des usagers ainsi délogés.

La temporalité de ces interventions peut varier. Une brigade de CRS peut aléatoirement interpeller, harceler ou gazer des migrants sur leur trajet entre leur domicile et leur lieu de travail ou bien lorsqu’ils se dirigent vers un lieu d’accueil ou de soutien. Une opération de nettoyage d’un quartier ou d’un secteur occupé peut être programmée à l’occasion d’une visite officielle et d’une couverture médiatique annoncée. Ce type d’intervention rapproche nettement les techniques visant les sans-papiers de celles qui concernent les sans-abri. Les publics cibles sont alors appréhendés, mais l’objectif est d’abord leur éloignement momentané et leur dispersion, et consiste parfois à les déplacer vers un point isolé du territoire pour ralentir leur retour. Dans un cas comme dans l’autre, quels que soient les contextes, il s’agit d’insécuriser, voire d’empêcher toute installation collective qui rendrait visibles les « sans », et possible le développement d’une aide associative ou d’une solidarité de riverains, qui sont aussi de plus en plus ciblés, en établissant un rapport de force avec les autorités. La récurrence et la brutalité des modes d’intervention varient selon les lieux et les périodes. Des rafles et des « battues » menées par des unités de police et des civils sont évoquées à Mayotte contre des Comoriens ou à la Guyane à l’encontre des Surinamiens.

Les arrestations peuvent s’intensifier durant des périodes électorales ou pour satisfaire aux exigences de résultats et atteindre les quotas fixés par les autorités. Cette technique ancienne des forces de l’ordre, qui consiste à faciliter le déplacement et le regroupement de certains groupes, est maintenant une procédure intégrée dans un arsenal banalisé. Elle converge par ailleurs avec une tendance ancienne à la surarrestation et à la surincarcération des migrants post-coloniaux et des jeunes perçus comme étant d’origine étrangère.

©  Le Seuil, 2009

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