Demain, nous lançons le France !

Denis Sieffert  • 17 décembre 2009 abonné·es

En moins d’une semaine, lecteurs ou auditeurs du verbe présidentiel, nous sommes passés d’une tribune aux relents discrètement nationalistes à une conférence d’inspiration néolibérale. Les deux épisodes ne sont évidemment pas sans rapports. Qu’un débat qui sert à détourner l’opinion de la question sociale précède la présentation d’un projet dépourvu de toute considération de cette nature, cela n’est pas étonnant. Mais le lien idéologique est plus étroit encore. L’exaltation d’une France définitivement chrétienne et l’élitisme social ont plus que des atomes crochus. D’un côté, l’affirmation d’une ethnicité imperméable aux influences étrangères ; de l’autre, l’éloge de « l’excellence » – le mot est revenu plusieurs fois dans la bouche de Nicolas Sarkozy –, synonyme d’aristocratie économique et financière. Dans les deux cas, c’est une pensée profondément essentialiste qui gouverne. La sélection par le sang, puis la sélection par l’argent. Avant de revenir sur la sulfureuse tribune parue dans le Monde , le 8 décembre, arrêtons-nous sur la conférence de presse de ce lundi. Une conférence très sélecte elle aussi, expurgée de toute question gênante, et interdite aux fâcheux. Nous laisserons la critique économique à nos économistes. Fallait-il ou non emprunter ? Les 35 milliards préconisés par le duo Juppé-Rocard, était-ce trop ou trop peu ? Quelles conséquences pour la dette ? Ces questions sont sans doute excellentes, mais ce ne sont pas les nôtres. La seule qui vaille à nos yeux est celle-ci : pour quoi faire ? La réponse apportée par Nicolas Sarkozy est finalement assez éclairante. Et très inquiétante.

Prenons l’exemple des huit milliards consacrés à l’enseignement supérieur. Ils n’iront pas – à de rares exceptions près – aux universités qui en auraient pourtant grandement besoin. Ils n’iront pas là où sont aujourd’hui les étudiants en chair et en os, et les enseignants aux prises avec d’insolubles problèmes d’effectifs. Ils n’iront pas là où sont les locaux vétustes. Ils sont destinés à «  l’ouverture d’une dizaine de campus d’excellence » . Un milliard sera ainsi investi « tout de suite » pour créer « un gigantesque campus » à Saclay, qui regroupera Centrale, l’École normale de Cachan et l’université Paris-XI. Un demi-milliard ira à des internats « d’excellence » (encore !). La philosophie élitiste qui sous-tend ces projets est d’autant plus évidente que la politique pratiquée par ailleurs dans l’enseignement, au lycée comme à l’université, apparaît comme régressive quand elle n’est pas grossièrement d’abandon. Faut-il ici rappeler les onze mille postes supprimés à la rentrée dernière dans l’enseignement secondaire pour imaginer le mouvement qui va peu à peu s’opérer ? Certes, il n’y a pas de lien direct entre cette ponction et le mirobolant futur campus de Saclay, où siège par ailleurs le Commissariat à l’énergie atomique, fierté jadis de la modernité gaullienne ; mais on ne peut s’empêcher de noter l’inégalité des traitements. Le reste est à l’avenant. Pour la recherche, des « sociétés de valorisation » seront implantées sur les grands campus. Quant à l’aide apportée aux PME et aux PMI, elle leur sera dévolue à condition que celles-ci aident les « filières d’excellence » (toujours !) que sont l’aéronautique, le spatial, l’automobile, le ferroviaire et la construction navale.

Ces mots fleurent bon les Trente Glorieuses. Français irrémissiblement blancs et chrétiens, le lancement du France est pour demain ! Tout comme les premiers essais du Concorde par le commandant Turcat ! Il n’est pas sûr en revanche que l’environnement y trouve son compte. D’autant plus que « développement durable » devient, dans le discours présidentiel, synonyme de « développement des réacteurs nucléaires de la 4e génération » . « Pas un euro pour l’un sans un euro pour l’autre » , nous dit le Président. Et c’est ici que l’identité nationale retrouve toute sa justification. En vérité, MM. Sarkozy et Guaino n’en finissent pas de nous peindre une France d’antan. Ils opèrent comme une machine à remonter le temps. Il fallait bien que ce néolibéralisme pompier, louant l’avenir, la réforme et la modernité comme une Sainte Trinité, à force de retourner les mots, finisse aussi par retourner le temps. S’arrêterait-il aux années gaulliennes que les services publics et les acquis sociaux seraient sauvés. Mais ce voyage régressif n’est pas fini. Le gouvernement le plus réactionnaire que nous ayons eu depuis Pétain ne nous parle en fait que d’un monde révolu, même quand il croit parler d’avenir. En 1960, il n’y avait pas de minarets – ou très peu – dans nos villes. Mais quand la grande peur du monde, et de l’avenir, nous saisissait, on jetait des musulmans à la Seine [^2]. J’allais dire « déjà », en oubliant que nous n’en sommes aujourd’hui qu’à la métaphore. Quant à Johnny Hallyday, « déjà », il chantait « Souvenirs, souvenirs »

[^2]: Allusion, bien sûr, à la journée tragique du 17 octobre 1961 quand une manifestation de soutien au FLN fut sauvagement réprimée par la police de Maurice Papon.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes