Le pays de Ben Ali tabasse les libertés

Alors que le journaliste Taoufik Ben Brik vient d’être condamné à six mois de prison ferme, des militants des libertés publiques et des droits humains dénoncent une grave dérive du pouvoir, à un niveau jamais atteint.

Xavier Frison  • 10 décembre 2009 abonné·es
Le pays de Ben Ali tabasse les libertés

En Tunisie, les défenseurs des libertés publiques, les journalistes et les opposants de tout poil à Zine el-Abidine Ben Ali «  connaissent un certain nombre de difficultés » . Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (LDH), a le sens de la litote. Réunis à Paris à l’initiative de la Ligue et de diverses associations de défense des droits humains des deux rives de la Méditerranée [^2], un quintette d’avocats régulièrement mandatés dans les tribunaux de Tunis a tiré la sonnette d’alarme contre la vague de répression sans précédent qui touche les militants au pays de Ben Ali. Le tout sous le regard complice de la France et de l’Union européenne, qui ne pipent mot.

C’est Me François-Xavier Matteoli, ancien bâtonnier du barreau des Hauts-de-Seine, qui ouvre le bal. Mandaté par l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme et le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme pour assister au procès du journaliste et écrivain Taoufik Ben Brik à Tunis le 19 novembre, Me Matteoli est revenu abasourdi de l’audience. «  Sans même parler du fond, dans la deuxième phase du procès, la cour a montré un mépris total du respect de la forme. Ce n’était même plus un semblant de procès équitable, le président de la cour avait manifestement des instructions. »
Pour Me William Bourdon, ami et avocat de Taoufik Ben Brik, « la procédure a été totalement inéquitable et faite de fausses preuves, de fausses signatures. On a vu des intrusions du président dans l’organisation de la défense. Le tribunal n’a même pas cherché à sauver les apparences ».

Autre procès, même analyse pour Me Martin Pradel, six missions d’observation en Tunisie au compteur. Mandaté à Tunis le 24 novembre pour assister au procès du journaliste Zouhaïr Makhlouf, l’avocat décrit les pressions « habituelles » dans ce genre de circonstances : «  Le quartier du tribunal est bouclé. Dix policiers photographient le public à l’entrée, ce qui pose un vrai problème de publicité des débats. Normalement, dans ce genre de procès, on monte en épingle ou on invente un délit lié à la vie privée du prévenu, et le tribunal se réfugie dans l’apparence d’une procédure équitable. » Aujourd’hui, changement de ton : « Là, j’ai été surpris de constater que Zouhaïr Makhlouf était clairement poursuivi pour ses idées, son travail » (voir encadré). Autre nouveauté, là encore : « Le mépris parfait pour la plus élémentaire des formes : il n’y a pas eu de rappel des termes de l’accusation au début du procès. Et quand la défense a voulu faire intervenir son premier avocat sur la quinzaine qui devait s’exprimer, le président l’a refusé, en désignant un autre. Puis un deuxième, et un troisième. » Qui n’aura pas le loisir de parler bien longtemps : « Tout à coup, le président et ses assesseurs se lèvent et annoncent un délibéré au 1er décembre ! » Zouhaïr Makhlouf sera condamné à trois mois de prison ferme ainsi qu’à une amende.

Me Houcine Bardi, mandaté à Tunis pour les procès des 19 et 24 novembre par le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (CRLDHT), n’aura même pas eu le loisir de constater ces dérives d’une ampleur nouvelle. À cet avocat rompu aux procès de défenseurs des libertés en Tunisie depuis des années, sa qualité de citoyen tunisien vaut désormais un traitement spécial : « Cette fois, il m’a été interdit d’approcher du palais de justice de Tunis. Une horde sauvage de policiers en civil s’est jetée sur le véhicule d’une consœur qui arrivait avec moi au tribunal. Coups sur les portières, hurlements. » Un avocat marocain sera refoulé à l’aéroport de Tunis. Itou pour son collègue algérien. En Tunisie, « les militants des droits de l’homme sont tous suivis de près. Harcelés, menacés. Nous avons dû organiser nos réunions quasi secrètement » . Lors d’une rencontre avec le frère de Taoufik Ben Brik dans un café, Me Houcine Bardi se retrouve « entouré d’une centaine de policiers en civils, c’était incroyable ! » Le tabassage en règle d’un militant en plein Tunis, emmené ensuite en voiture et « jeté quelque part hors de la ville », complète l’horrifiant tableau. « On a franchi un palier qu’on ne pensait pas atteindre. »

Mohieddine Cherbib, fondateur du CRLDHT, condamné à deux ans de prison par contumace, ne dit pas autre chose : «  Les militants des droits de l’homme vivent une situation jamais vue en Tunisie. Le régime est capable de mobiliser des dizaines de policiers pour mettre un seul militant sous pression. On pourchasse des gens qui ont peur pour leur vie et celle de leur famille. » La LDH craint même une « externalisation » des représailles envers les militants tunisiens sur le sol français… « On lance un cri d’alarme, renchérit Me Bourdon, des paliers nouveaux sont franchis en terme de violences physiques et de persécution envers les opposants au régime. Faut-il des cadavres dans les rues de Tunis pour que Paris et Bruxelles prennent conscience de la situation ? » Lors de sa dernière visite officielle au pays de Ben Ali, en avril 2008, Nicolas Sarkozy, l’homme de la « rupture » avec les pratiques de la Françafrique, affirmait qu’en Tunisie, «  aujourd’hui, ­l’espace des libertés progresse. Ce sont des signaux encourageants que je veux saluer ». Fermez le ban.

[^2]: www.crldht.org, www.ldh.org, www.acatfrance.fr

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