Pauvres mots

Bernard Langlois  • 21 janvier 2010 abonné·es

Haïti.

Quels pauvres mots jeter encore sur les charniers de Port-au-Prince, près d’une semaine après la catastrophe, alors que l’espoir s’éteint de retrouver encore des survivants, et que les chiens et les sauveteurs des premières urgences laissent le champ libre aux bulldozers ? Après, surtout, que tant a été dit, écrit, entendu, montré depuis ce mardi 12 janvier, ce jour de terreur qui a plongé dans la mort tant de pauvres gens et les survivants dans le désespoir ?
Comme lors de chaque catastrophe de cette ampleur, il y aura, il y a déjà polémiques et controverses
– notamment sur le traitement médiatique qui en est fait : trop ceci ou pas assez cela, disproportionné, faisant trop appel à l’émotion, jouant sur le voyeurisme, que sais-je !
Pas envie, sur ce sujet, de jouer les procureurs. Il me semble que nos confrères envoyés sur place, travaillant dans cette morgue à ciel ouvert, dans ces hôpitaux de fortune, dans la puanteur, les gémissements, les hurlements, les larmes, dans les gravats, la poussière, les encombrements de la ville ravagée, sous un soleil de plomb (pensez-y un instant, c’est un métier difficile et souvent éprouvant, épuisant) : il me semble, oui, à ce que j’ai pu voir, qu’ils ont bien fait leur travail. Pour le reste, les chroniques, les éditos, les tribunes – tout cet accompagnement à distance des faits bruts que livre le reporter, et auquel ce bloc-notes ressortit –, il y avait à lire et à réfléchir, et c’est le bon côté des catastrophes, si l’on peut dire ainsi, que de contribuer à éclairer le plus large public sur des aspects historiques, sociologiques, culturels mal connus.
Là aussi, un reproche nous est souvent fait (nous, les journaux et les journalistes occidentaux) par ces peuples lointains et généralement ignorés : ce n’est que dans la catastrophe, quand frappe le malheur, que vous daignez vous intéresser à nous.
C’est un peu vrai, même beaucoup. Le journalisme, comme on sait, obéit à la règle dite du mort-kilométrique (impératif de proximité) ; et ne parle que des trains qui déraillent (ou qui tombent en panne sous la Manche…), pas de ceux qui arrivent à l’heure.

La face noire des Lumières.

On n’en rajoutera donc pas. Sauf à rejeter, avec Dany Laferrière, enfant du pays, l’idée d’une «  malédiction » qui frapperait cette île aux esclaves qui fut, c’est sa gloire, la première dans l’Histoire à secouer ses chaînes.
« C’est un mot insultant, qui sous-entend qu’Haïti a fait quelque chose de mal et qu’il le paie, qui ne veut rien dire scientifiquement » , dit l’écrivain, qui témoigne dans Le Monde  [^2]. « Passe encore que les télévangélistes américains prétendent que les Haïtiens ont passé un pacte avec le diable, mais pas les médias… Ils feraient mieux de parler de cette énergie incroyable que j’ai vue, de ces hommes et de ces femmes qui, avec courage et dignité, s’entraident. […] Il faudrait aussi cesser d’employer à tort et à travers le terme de pillage. Quand les gens, au péril de leur vie, vont dans les décombres chercher de quoi boire et se nourrir avant que les grues ne viennent tout raser, cela ne s’apparente pas à du pillage, mais à de la survie. » On se référera aussi utilement à ce rapport remis à Dominique de Villepin, alors Premier ministre, par Régis Debray, envoyé spécial sur place du gouvernement français en 2004, à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance de notre ancienne colonie ( Marianne en publie quelques extraits) : « Haïti fait partie de notre histoire, mais non de notre mémoire. Le faible connaît le fort, qui le méconnaît. Nous sommes partie prenante au légendaire haïtien, lequel n’a aucune place dans le nôtre.  […] Nous avons tous refoulé la geste de la première République noire du monde (et du premier État indépendant d’Amérique latine).  […] La quasi-disparition d’Haïti dans notre roman national ne procède pas d’une lacune ni d’un interdit, mais d’une rature au sens freudien. La face noire de Lumières (le siècle de tous le plus esclavagiste), ou l’envers du lustre européen – cales étouffantes, amputations, chicotte, torture, fouet –, n’est pas ce que nos compatriotes ont le plus envie de contempler dans leur passé [^3]. »
Venant d’un philosophe peu enclin à pratiquer la « repentance » à l’égard des crimes de notre grande Nation, ces mots n’ont que plus de poids.

Anniversaire.

Ce jeudi 21 janvier 2010, c’est l’anniversaire de Politis (22 ans !). Et, pour fêter ça, il y a de bonnes chances pour que l’exemplaire de cette semaine (n° 1086) ne soit pas à l’heure dans les boîtes aux lettres de beaucoup de nos abonnés.
Nous ne nous en plaindrons pas, au contraire ; et je vous invite même à vous en réjouir : ça veut dire que les postiers sont en grève. Et, avec eux, tout le secteur public, dont le démantèlement est une des glorieuses tâches que s’est fixées le PPR [[PPR, pour ceux qui ne suivent pas : Petit Père des riches.
Je ne le répéterai plus !]] et son gouvernement. Car faut bien faire des économies, si l’on veut pouvoir garantir aux classes possédantes l’accroissement infini de leurs possessions (tiens, j’ai lu que l’immobilier de luxe avait repris toute sa vigueur, voilà une bien bonne nouvelle qu’apprécieront les sans-abri), pas vrai ? Donc, on va tailler encore plus dans les services publics : éducation, santé, transports, communication, information, culture, bref, à peu près tout ce que la République avait mis en place depuis la Libération (en application du programme du CNR) pour rendre la vie moins difficile aux classes les moins favorisées. La dégradation de ces services est continue depuis que le PS au pouvoir a cru devoir se convertir au social-libéralisme aux couleurs européennes. Avec Sarkozy et sa RGPP (révision générale des politiques publics), on est passé à la vitesse supérieure. Réagir à ce recul social est urgent et nécessaire. Voilà pourquoi on souhaite non seulement que votre Politis soit en retard, mais que le pays soit tout entier bloqué par la grève !
Au fait, le 21 janvier, c’est aussi le jour anniversaire de la décapitation d’un certain Louis Capet, ci-devant roi de France. Un jour à manger de la tête de veau sauce gribiche en chantant « la Carmagnole » !

Gaza, BDS.

Appel à mobilisation également, du Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, qui regroupe plusieurs dizaines d’associations (dont France Palestine solidarité et l’Union juive française pour la paix).
Une manifestation est prévue à Paris pour le 6 février (14 h, République) à l’occasion du premier anniversaire de l’invasion de Gaza par l’armée soi-disant « de défense » israélienne, avec comme mots d’ordre : « Briser trois ans de siège israélien, juger les criminels de guerre, sanctionner Israël. » Il s’agit aussi de populariser la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanction) contre l’État d’Israël, sur le modèle
(et pour des raisons éminemment comparables) de ce qui s’est fait naguère contre le régime d’apartheid d’Afrique du Sud. Évidemment, c’est bien plus difficile : l’Afrique du Sud était condamnée unanimement, et l’embargo faisait l’objet d’un consensus international (même s’il était tourné par certains, dont… Israël). Alors que « l’État hébreu » bénéficie d’une indulgence coupable et hypocrite des principales capitales occidentales, Washington en tête (et, dans notre pays, des principales forces politiques, PS en tête, et médiatiques, « travaillées » par la propagande sioniste).

Lorsque j’avais évoqué le boycott il y a quelques semaines, des lecteurs m’avaient demandé comment, concrètement, chacun dans son coin, le mettre en œuvre.
La réponse est dans cette brochure, qu’on peut se procurer auprès des associations concernées, et à la librairie Résistances, à Paris [^4] : le Boycott d’Israël, pourquoi ? Comment ? rassemble bon nombre d’informations historiques et pratiques, et de nombreux témoignages. Il s’ouvre par ces mots de Naomi Klein, que nous devrions tous avoir fait nôtres depuis longtemps : « Ça suffit. Cela a trop duré. Le temps du boycott est venu. La meilleure façon de faire cesser cette occupation sanglante est de cibler Israël avec le même type de mouvement que celui qui a mis fin à l’apartheid en Afrique du Sud. Les sanctions économiques représentent l’arme la plus efficace de l’arsenal de la non-violence : y renoncer frise la complicité active. »
Puissions-nous être nombreux à refuser d’être complices.

[^2]: Le Monde , 17-18 janvier.

[^3]: Haïti et la France, rapport à Dominique de Villepin, La Table ronde, 2004. On notera au passage la qualité et la hauteur de vue de l’envoyé du gouvernement français de l’époque ; Sarkozy, lui, envoie un clown à roulettes, quelle leçon de choses ! (voir sur notre site)

[^4]: Document réalisé par Capjpo-Europalestine, 3 euros, librairie Résistances, 4, villa Compoint, 40, rue Guy-Môquet, 75017 Paris, 01 42 28 89 52,

Edito Bernard Langlois
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